CHAPITRE 7
—Quand l’école se tait,
le porno parle
Comment en est-on arrivés là ? Par l’école, entre autres. Les programmes insistent sur la biologie, la contraception, les ITSS. Très bien. Mais le plaisir, la masturbation, l’orgasme, la libido, les préliminaires, l’imaginaire, la communication, les zones érogènes, la diversité des pratiques et des orientations — tout ce qui fait l’épanouissement sexuel — s’y faufile à peine. On prépare surtout à éviter les « conséquences », pas à vivre la sexualité avec bienveillance, conscience et joie. Et ça laisse des traces.
Même dans les manuels où l’on effleure l’excitation, le clitoris apparaît encore parfois tronqué — ou relégué à une légende. Ça paraît invraisemblable, et pourtant. « Dans les livres scolaires québécois, la place de cet organe est toute petite, voire même inexistante dans certains cas » (La Presse, novembre 2017). Bien qu’en France un premier manuel scolaire représente enfin correctement le clitoris, sa fonction érogène n’est toujours pas décrite. Qu’est-ce que cela dit de notre gêne persistante face au plaisir féminin ? Quel message envoie-t-on quand on censure l’anatomie ?
Or nos premières représentations façonnent tout le reste. Une éducation qui tait le plaisir installe les non-dits, renforce les rôles assignés, élargit l’écart entre ce que l’on ressent et ce que l’on « doit » jouer. Elle nourrit les inégalités femme-homme et laisse sur le bas-côté tout ce qui n’entre pas dans l’hétérosexualité standard, les corps vieillissants, les corps handicapés, les vécus queer. Elle oublie aussi la santé mentale : anxiété, trauma, dépression, TDAH, médication — autant de réalités qui modulent désir et jouissance.
Et pendant que l’école chuchote, Internet hurle. Réseaux sociaux, plateformes « glamour », DM et abonnements payants : la marchandisation de l’intimité est à portée de téléphone. Le style de vie « sugar baby » est promu sans filtre ; des filles très jeunes — parfois approchées jusque dans les écoles — sont courtisées par des recruteurs qui connaissent l’art de la manipulation. Garder les jeunes dans l’ignorance, c’est faire exactement le jeu des proxénètes. Une éducation au repérage des stratégies d’emprise (promesses d’argent facile, isolement, jalousie déguisée en amour, cadeaux conditionnels, chantage affectif) est indispensable si l’on veut vraiment protéger nos enfants.
Oui, la DPJ et divers organismes déploient des ressources. Mais intervenir seulement quand la jeune est déjà happée, c’est arriver trop tard pour beaucoup. Les parents, par instinct de protection, préfèrent souvent le silence. Je comprends. Mais ignorer, c’est exposer. Sans vocabulaire, sans repères, comment une adolescente reconnaîtra-t-elle un pimp ? Comment prendra-t-elle du recul si elle ne sait même pas nommer ce qu’elle vit ?
Ajoutons à cela l’hypersexualisation : poupées, princesses, vidéoclips, jeux, pubs, algorithmes qui amplifient ce qui clique le mieux. Les modèles sont souvent paradoxaux : on veut des filles à la fois innocentes et expertes, sages et sulfureuses. Chaque jour, des centaines de messages sculptent l’estime corporelle des enfants. Une éducation à la “littératie porno” et médiatique — savoir distinguer fiction et réalité, consentement joué et consentement réel, technique et désir — n’est pas un luxe, c’est une nécessité.
Alors oui, il faut continuer à parler de contraception et d’ITSS. Mais il faut aussi parler de plaisir, de consentement, de diversité, de honte et de culpabilité, de communication, de limites, de négociation, de réciprocité, de corps réels. Il faut outiller les jeunes (et les moins jeunes) pour qu’ils puissent dire : « J’aime ceci », « Je n’aime pas cela », « Je ne veux plus », « Je change d’avis ». Et entendre la même chose en face, sans jugement, sans dramaturgie.
L’éducation sexuelle est un sujet profondément important, peut-être même le plus important, dans le développement personnel d’un être humain. Lorsque celui-ci est absent — ou presque — du paysage scolaire, c’est notre vie sexuelle entière qui risque d’en souffrir.
Si je résume : nous avons voulu réduire la sexualité à des définitions, à des règles, à des performances. Nous avons oublié qu’elle est d’abord une langue vivante, qui se parle à deux (ou plus), avec des mots simples, des silences clairs, des “oui” francs et des “non” respectés. Tant que nous laisserons la honte, la double morale et l’ignorance écrire le scénario, la pièce restera fausse. Le jour où l’on enseignera la dignité du plaisir autant que la prudence, où l’on saura nommer nos désirs sans frisson de honte, ce jour-là, peut-être, nous commencerons enfin à faire de la sexualité une force de vie — et pas un terrain miné.