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                                                                           Chapitre 6

                                                               — Le poids du silence

                                                              

 

 

Les recettes de l’industrie du sexe se comptent en milliards. Chaque année, l’industrie du sexe génère des profits effarants. Pornhub est d’ailleurs l’un des sites Internet les plus fréquentés au monde. Photos, vidéos, magazines, webcams, clubs de danseuses, salons de massage, maisons closes et j’en passe. L’écart est saisissant entre ce que nous disons être et ce que nous faisons réellement. Beaucoup regardent du porno, très peu l’avouent — surtout en couple. La pudeur publique masque l’intimité privée.

Depuis toujours, l’Église et l’État ont encadré, médicalisé et moralisé la sexualité. Hors de la procréation, le désir a souvent été pathologisé ; la transgression, criminalisée — d’autant plus s’il s’agissait d’une femme. Nos sociétés traînent encore les stigmates de ces siècles où médecine, justice et religion marchaient main dans la main pour sanctionner tout ce qui s’éloignait de la « norme ». Et l’absurde persiste : ici ou là, on brandit encore des textes ou des règlements archaïques sur ce que des adultes consentants peuvent (ou ne peuvent pas) faire sous la couette. 

Encore aujourd’hui, certaines lois invraisemblables subsistent dans les codes juridiques concernant la sexualité entre adultes consentants. À Washington D.C., par exemple, la seule position sexuelle officiellement tolérée est le missionnaire. À Rhode Island, le sexe oral a longtemps été classé comme une « abomination contre la nature ». Dans treize autres États américains, ce même acte est resté illégal, pouvant même, dans certains cas, vous faire inscrire comme « délinquant sexuel ». Certaines juridictions allaient jusqu’à interdire la masturbation, l’orgasme féminin ou le sexe anal.

 

Rarement appliquées, ces lois n’en sont pas moins révélatrices : la société a trouvé mille et une façons d’ériger des barrières entre l’intime et la liberté individuelle.

​On en vient à se demander : pourquoi l’État s’intéresse-t-il autant à l’orchestration de notre plaisir ?

​Officiellement, nous ne vivons plus dans le puritanisme. Officieusement, une autre morale l’a remplacé : celle de la performance. À la télé, à la radio, sur Internet, le sexe est partout — mais mis en scène. Le film X a pris, pour beaucoup, la place d’un manuel d’éducation sexuelle : corps « idéaux », scénarios huilés, orgasmes chorégraphiés, aucune panne, aucun inconfort (sauf s’il est joué), et toujours la prise parfaite, la lumière parfaite, la « bonne » grimace au « bon » moment. Une fiction présentée comme référence.

Dans la vraie vie, nous sommes encore loin d’une libération sexuelle pleine et entière. La chambre à coucher reste un lieu d'échange où le principal n'est pas dit. On garde la lumière éteinte, on se cache sous la couette, on contourne les positions qui trahiraient un complexe.

Les freins ne sont pas tant physiques que psychologiques. On veut être un « bon coup ». On ne veut pas décevoir. On craint d’avouer ce qui nous excite ou nous inquiète : une odeur, une fuite, une maladresse, une érection capricieuse, une lubrification timide, le mauvais tempo. Et plutôt que de parler, on exécute le protocole. Les femmes gémissent — prestation vocale apprise. Les hommes « restent durs » — performance attendue. On s’étonne ensuite que l’alchimie déraille : le « bon coup » des uns n’est pas celui des autres. Si vous trouvez votre partenaire « mauvais·e » au lit, interrogez aussi votre manière de guider — et votre capacité à demander.

Les premiers contacts sexuels peuvent d’ailleurs rapidement teinter le reste de la relation. Si le dialogue est absent dès le départ, les non-dits s’enracinent. Et après plusieurs années de vie commune, il devient d’autant plus difficile de briser la routine, de nommer ses préférences, d’oser formuler un fantasme ou un malaise. Le silence devient confortable pour éviter les heurts, mais il tue lentement le désir.

Au-delà des habiletés, il y a les affinités. Les pieds, les aisselles, les oreilles, les yeux, l’urine, la matière fécale, la vision de l’autre en action avec quelqu’un d’autre : pour certains, c’est excitant ; pour d’autres, pas du tout. Fellation, cunnilingus, dirty talk : rien n’est universel. La seule règle fiable, c’est le consentement enthousiaste, clair, réversible, continu — et la liberté d’en parler sans humiliation.

La spontanéité est étouffée sous la surenchère d’images. Quand le porno devient, de fait, le principal référent, comment s’étonner que tant de pratiques soient mimées plutôt que ressenties ? Il manque cruellement des œuvres qui montrent une sexualité incarnée, dialoguante, vulnérable, consentie, diverse — sans censure et sans surjeu.

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