Chapitre 5
— Libre, mais pas trop
Depuis toujours, nous tentons d’enfermer l’amour, la sexualité, l’homme, la femme, la vérité et le sens de la vie dans des formules nettes, des contours propres. Définir, classifier, figer. Mais la réalité déborde. Elle refuse l’uniformisation et tourne en dérision cette logique simpliste qui prétend rendre compte de la diversité humaine.
La sexualité, comme les relations entre hommes et femmes, s’inscrit depuis des siècles dans des cadres préétablis. Souvent, nous les respectons sans même y penser. Les codes varient selon les cultures, les systèmes politiques ou les religions, mais un fil constant les relie : la sexualité est sans cesse frôlée par la honte. On la célèbre en façade, on la corsette en coulisse.
Laïc ou non, l’État s’est toujours mêlé de l’intime. Le changement est permis, oui, tant qu’il reste dans les « bonnes » mœurs. Partout, notre notion de l’amour et du sexe reste ambiguë : sous des airs désinhibés, la société demeure profondément puritaine. La pression tombe sur tout le monde : hommes, femmes, et tous ceux qui ne rentrent pas dans ces cases.
La double morale est quotidienne. Il suffit d’ouvrir la section « Faits divers » : qu’une femme annonce vouloir coucher avec 23 hommes pour ses 23 ans, et le vacarme est assuré. Ça choque, ça fait jaser, ça vend. Mais si l’on inverse les rôles — un homme avec 23 femmes — l’article aurait-il le même écho, la même indignation ? La femme qui couche le premier soir est-elle « désinhibée » ou « facile » ? Celle qui aime être regardée, uriner sur son partenaire, ou qui désire plusieurs hommes — plus jeunes ou plus âgés (majeurs) — est-elle « libérée » ou « indécente » ?
Et l’homme qui aime être pénétré par sa partenaire avec un jouet, ou qui pratique l’anulingus, a-t-il automatiquement des « tendances homosexuelles » ? Les scènes érotiques où apparaît une femme avec un pénis figurent parmi les plus consultées ; beaucoup d’hommes ont ce fantasme, la plupart se taisent. Celui qui n’a pas de libido ce soir-là, ou ne veut pas coucher au premier rendez-vous, est-il « moins homme » ?
Nous répétons : « Le sexe se vit aujourd’hui sans complexes. » En théorie. En pratique, nous restons héritiers d’une vision millénaire où le sexe, séparé de l’amour, menacerait la morale et l’ordre social. Oui au sexe, mais pas trop voyant, pas trop libre, pas trop féminin — et surtout pas trop différent.
La sexualité reste un terrain miné : elle gêne, elle embarrasse. On le voit quand des parents doivent expliquer « les choses » à leurs enfants, quand un couple se surprend à se masturber, dans la honte muette qui entoure l’achat d’un préservatif ou la confession d’un trouble sexuel au médecin. Désir, excitation, orgasme : rien d’extraordinaire, mais l’embarras persiste. Les mots « pénis » et « vagin » mettent encore la gorge à l’étroit.
Parler d’orgasme, vérifier que chacun y trouve son compte, voilà qui semble toujours trop brutal pour être dit.
À l’école, la gêne n’est pas moindre. Les enseignant·e·s sont souvent mal à l’aise d’enseigner cette matière sensible. Les tabous sur la sexualité des aînés ou des personnes handicapées ? On n’ose à peine y toucher. Résultat : les problèmes sexuels des couples sont nombreux, silencieux. Personne ne veut de l’étiquette
« pervers ». Pourtant, nos fantasmes sont la norme, pas l’exception. Le cerveau est notre principal organe sexuel ; il fabrique l’excitation, la colore, la complexifie. L’amour compte, oui, mais suffit-il toujours ? Rarement à lui seul.