CHAPITRE 26
— Misère sexuelle invisible
Beaucoup de gens n’ont personne dans leur lit — ni même dans leurs bras. Le sexe n’est pas également accessible à tous. Obstacles physiques, psychologiques, économiques, environnementaux, sociaux : un mur à étages. Et parmi les plus heurtés par ce mur, il y a les personnes vivant avec un handicap physique ou des troubles de santé mentale. Elles se heurtent à un tabou massif : on parle d’elles, de leurs soins, rarement de leur désir.
Ce qui me consternait le plus, c’était la quasi-absence de reconnaissance de l’accompagnement affectif, sensuel et sexuel pour ces personnes. Ont-elles, oui ou non, le droit de combler leurs besoins comme tout le monde — sans que le client ni la travailleuse du sexe ne soient cloués au pilori social ou juridique ? Comment l’accès à une vie sexuelle décente a-t-il pu devenir… une question de droit?
Il faut le dire franchement : en droit international, on patine. Malgré quelques avancées, les « droits sexuels » restent étriqués, et la Convention relative aux droits des personnes handicapées (CDPH) a laissé un angle mort béant : on reconnaît l’importance de la dignité, de l’autonomie, de la participation… mais la sexualité ne devient fondamentale qu’à condition de ne pas déranger l’ordre moral. Autrement dit : « Aimez, mais en silence. »
Exemple révélateur : des infirmières de l’Hôpital Saint-Charles-Borromée (Lanaudière) dénoncent, il y a des années, la présence d’un service de prostitution en soins de longue durée. Plutôt que d’ouvrir un vrai débat, on chuchote, on camoufle. On parle d’« apaiser » certains résidents trop agressifs… bref, on gère des symptômes, on refoule la cause. Le malaise est patent : la réalité existe, mais il ne faudrait surtout pas la nommer.
Partout ou presque, « l’assistance sexuelle » met le feu aux poudres. On admet parfois — du bout des lèvres — que prostitution, accompagnement et même bénévolat puissent répondre à un besoin réel… mais les ressources sont rarissimes, et le tabou, lui, tonitruant. Au Canada, ces rencontres sont illégales : résultat, des hommes et des femmes se retrouvent livrés à eux-mêmes, enfermés dans une « virginité forcée » qui ronge l’estime de soi et abîme l’esprit.
Sans l’intervention de travailleuses du sexe, beaucoup n’auraient jamais — jamais — la possibilité de goûter au plaisir charnel, et certains ne peuvent même pas se masturber. Comment vit-on sans contact humain, sans caresses? Comment peut-on rester insensible à cette misère sexuelle qui ne dit pas son nom? Ce n’est pas seulement regrettable : c’est inhumain. Le droit au bonheur, à la tendresse, à une sexualité épanouie devrait s’appliquer à chaque citoyen, point final. Et non, il ne s’agit pas que d’hommes : de plus en plus de femmes demandent aussi ces services. L’autonomie financière grandissante rend la démarche possible — et assumable.
On objecte parfois : « Qu’ils rencontrent d’autres personnes handicapées, et voilà. » Comme si l’attirance se réglait par affinité administrative. Être handicapé ne crée ni aimantation automatique ni compatibilité physiologique. Entre deux personnes aux limitations sévères, l’acte peut devenir techniquement très difficile, voire impossible, sans accompagnement spécifique. Et quand une personne valide désire une personne handicapée, la gêne sociale étouffe souvent ce désir. Rien n’est simple — parce que nous compliquons tout.
Derrière l’opposition à l’assistance sexuelle, on retrouve deux ressorts. D’abord, le refus d’admettre, en droit, une forme de prostitution. Ensuite, une morale tenace : la sexualité « valable » serait indissociable de l’affection et de la conjugalité. Le service offert par les prostituées, lui, accepte la dissociation des affects et de l’excitation. Hérésie pour certains, mais pour d’autres, seule façon d’accéder, enfin, à une expérience corporelle et sensuelle.
Là où l’accompagnement sexuel est légal et encadré, les effets sont majoritairement bénéfiques. Pour beaucoup, c’est un mécanisme d’adaptation au handicap, une prévention contre la dépression et l’isolement. C’est aussi une première socialité : une façon d’entrer en relation, d’apprendre son corps, une « culture sexuelle » que personne ne transmet autrement. L’issue, dans la grande majorité des cas, est positive : du plaisir, du soulagement, un peu d’air.
L’estime de soi, souvent laminée par la maladie ou la stigmatisation, remonte. Et cette remontée ouvre parfois la porte à de futures rencontres amoureuses. Retrouver une compétence corporelle — même partielle — redonne une forme d’autonomie. Alors oui, l’éducation sexuelle est indispensable pour prévenir les abus; , mais on aura beau organiser des rencontres avec des thérapeutes et toutes sortes de spécialistes, c’est un peu comme apprendre à nager dans un bureau. À un moment, il faut l’expérience, le contact, le réel.
Évidemment, accompagner des personnes handicapées ne s’improvise pas. Beaucoup ont des besoins spécifiques. Les aidant·e·s sexuels — travailleurs du sexe ou non — devraient être formés : ergonomie, consentement, communication adaptée, manutention sécuritaire, soins posturaux, limites claires. La vulnérabilité est réelle, le risque d’abus aussi : d’où l’urgence d’un cadre légal et de protocoles. Pour un parent, franchir cette étape est vertigineux; il faut du courage, surtout dans un contexte social moralisateur.
Ce serait infiniment plus simple si nous démocratisons le sujet au lieu de le clandestiniser. La misère sexuelle des personnes handicapées appelle une réponse globale : prise de conscience, formation, financement, dialogue entre santé, services sociaux et milieu communautaire. Il est temps de renoncer à la tyrannie de la performance et de l’esthétique : les personnes handicapées ne sont pas asexuées. Elles ont des besoins — pas des caprices — et ces besoins comptent autant que les nôtres. Le toucher libère des hormones du lien ( ocytocine ) , fait retomber le stress — c’est de la biologie, pas de la poésie.
Psychologues et médecins ont leurs rôles; ils ne donnent pas de caresses. Les proches ne peuvent pas tout, tout le temps. Alors vers qui se tourner quand on a besoin d’un contact qui n’est ni médical ni conjugal, mais humain, consenti, encadré?
La vraie question est là : si la sexualité est un besoin fondamental, qu’est-ce qui nous autorise à en priver certaines personnes au nom d’une morale qui n’apaise que notre gêne? Une vie sexuelle active et satisfaisante devrait être accessible à tous — et surtout, exempte de nos jugements creux. Tant que nous confondrons pudeur et censure, protection et infantilisation, nous continuerons d’ajouter de la souffrance à la vulnérabilité.
Il est temps d’assumer l’évidence : le droit au contact n’est pas un privilège. C’est une dignité.