CHAPITRE 20
— Pouvoir et Parole confisquée
Malgré la dureté de ce milieu, j’ai longtemps ressenti un profond sentiment de pouvoir en tant que travailleuse du sexe. Loin du récit misérabiliste qu’on colle trop souvent à la prostitution, je me sentais en pleine possession de mes moyens. Je travaillais quand je voulais et, surtout, avec qui je voulais. Non seulement j’avais le pouvoir de choisir mes clients, mais j’avais aussi la chance de décider comment les choses allaient se dérouler et même d’en retirer du plaisir si j’en avais envie.
Évidemment, ce n’était pas toujours ainsi. Parfois, le travail devenait mécanique, sans saveur, et je n’attendais qu’une chose : que ça finisse. Si un client proposait quelque chose qui me déplaisait, je le lui faisais savoir sans détour. Et c’était terminé.
Je savais que j’avais un privilège que toutes n’ont pas : je n’ai jamais été contrainte ni psychologiquement, ni physiquement, ni financièrement. Cette position relativement favorable m’a donné un contrôle que d’autres n’ont pas la chance d’avoir. J’en étais consciente.
Imposer ses limites n’est pas une possibilité accessible à toutes.
Chaque personne a ses propres limites, et je crois que c’est d'ailleurs là que se joue le véritable respect de soi. Se prostituer n’est pas une preuve de mépris de soi tant que ces limites sont claires et respectées. Comme au cinéma, où certains acteurs refusent de tourner des scènes de baiser tandis que d’autres acceptent : la frontière est personnelle, intime, et doit être respectée.
Mais lorsqu’une femme est contrainte à la prostitution forcée, faire respecter ses limites devient impossible. Dans ce cas, la question du respect de soi ne tient plus. On parle alors de violence pure, et non de choix.
Il y avait aussi ce paradoxe : parfois, un sentiment de valorisation naissait du regard des hommes.
Heureusement, tous les clients n’étaient pas irrespectueux et nombreux sont ceux qui nous couvraient de compliments sur notre physique. Évidemment, j’aurais pu interpréter ça comme une simple forme d’objectification.
C’est généralement l’idée que nous entretenons lorsqu’une femme est approchée par un homme dont l’intérêt est uniquement basé sur les attributs physiques de celle-ci. Les féministes abolitionnistes considèrent d’ailleurs la prostitution comme un pilier du patriarcat puisqu’elle permettrait aux hommes de maintenir leur statut de dominants en disposant librement du corps et de la sexualité des femmes.
Cependant, cette conception des choses m’apparaissait clairement basée sur un féminisme lui-même pensé à partir du modèle patriarcal selon lequel les femmes ne seraient pas dans la capacité de disposer de leur corps comme elles l’entendent.
Je crois que l’un des plus grands problèmes entourant la prostitution concerne d’ailleurs la victimisation des femmes par certains groupes féministes. Si vous voulez voir des féministes s’entredéchirer, rien de mieux qu’un débat sur la prostitution. Voilà un sujet où s’affrontent des conceptions du féminisme radicalement opposées. Dans ce schéma, la femme reste toujours soumise à une autorité extérieure, qu’elle soit masculine ou féministe. Je crois qu’une des blessures les plus profondes, c’est justement cette confiscation de la parole.
Beaucoup d'hommes vivent la remise en question du patriarcat comme une menace directe. Non pas seulement parce qu'ils "perdent des privilèges", mais parce qu'ils se retrouvent nus, dépouiller de repères qui les définissaient depuis toujours. Être un homme, hier, c'était être fort, compétitif, viril, protecteur. Aujourd'hui, ces codes s'effritent. La virilité n'est plus un bouclier, mais un stigmate. Résultat, une partie des hommes se crispent, se radicalisent, se réfugient dans des discours masculinistes qui promettent de restaurer un ordre perdu.
D'autres, au contraire, accueillent ce boulversement avec soulagement. Ils découvrent qu'ils n'ont pas à jouer les super-héros invincibles, qu'ils peuvent être vulnérables, sensibles, tendres, sans que cela ne les "déclasse". Mais cette transition n'est pas simple. Se défaire du patriarcat pour un homme, c'est parfois comme arracher une peau qui colle. Ça gratte, ça brûle, ça fait peur. On leur a appris à dominer, pas à douter, à posséder, pas à partager, à conquérir, pas à questionner.
Alors, certains vacillent. Ils se sentent émasculés par la simple idée de devoir demander le consentement, ridiculisés s'ils ne gagnent pas assez d'argent, suspects dès qu'ils expriment leurs désirs. Et pourtant, derrière cette fragilité se cache une vérité crue. Le patriarcat n'a jamais vraiment servi les hommes non plus. Il leur a imposé un rôle rigide, mutilé de leur liberté émotionnelle, transformé la tendresse en faiblesse et la solitude en fierté.
La remise en question actuelle pourrait être leur libération, mais pour ça, il faudrait qu'ils acceptent de descendre du piédestal, non pas pour se traîner dans la poussière, mais pour marcher enfin aux côtés des femmes, et surtout, marcher aux côtés d'eux-mêmes.