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                                                                    CHAPITRE 19

                                                           — Le poids du mépris

 

Au-delà de l’argent, il y a une autre réalité, bien plus brutale : celle du manque de respect. Dans l’industrie, les humiliations étaient quotidiennes. Clients et parfois même membres du personnel s’autorisaient des paroles cruelles : « T’es ben laide, toi! », « Tu dois pas faire beaucoup d’argent », « T’as quel âge, 70 ans? ». Ces remarques, violentes dans leur banalité, laissaient des cicatrices invisibles. J’ai vu des femmes en pleurs, brisées, incapables de soutenir ce mépris. À mes yeux, cette absence de respect expliquait en grande partie pourquoi tant d’entre elles cherchaient refuge dans l’alcool ou la drogue. Comment survivre autrement dans un environnement où l’humiliation fait partie du décor?

Mais au-delà de la misère morale, il y a une autre forme de violence, plus insidieuse encore : celle du toucher sans consentement.
Que ce soit dans la lumière tamisée d’un club, derrière la porte close d’un salon de massage ou sur un trottoir glacé à trois heures du matin, c’est la même logique : celle d’un corps perçu comme disponible par défaut.

Peu importe le lieu ou le cadre, la même scène se répète, encore et encore.

 

Les mains — ou parfois même le sexe — qui s’aventurent sans permission, les gestes qui se veulent anodins, les contacts “accidentels” qui ne le sont jamais.
J’ai dû assister à ce genre de scène d'innombrables fois : un client, ou même un membre du personnel, qui se permet de toucher les fesses ou autre chose sans demander.
Et si une fille avait le malheur de réagir mal ?
La plupart du temps, les hommes répondaient avec la même arrogance :

 

« T’es frustrée parce que j’ai pas sorti d’argent ? »

 

Certains, pour se racheter une conscience, lançaient ensuite l’argent sur la fille, comme on jette une pièce pour effacer la honte.
J’ai toujours trouvé ce geste d’une hypocrisie écœurante : il ne réparait rien. Il salissait encore plus.

C’est comme si la société entière leur avait soufflé à l’oreille : « Elle danse, elle masse, elle offre un service, donc elle est touchable. »
Cette idée ne naît pas dans le club ni dans la rue — elle vient de plus haut.
Elle s’enracine dans notre culture : la pornographie omniprésente, la déshumanisation des femmes sexualisées, la confusion entre spectacle et disponibilité réelle, et une socialisation masculine pauvre autour du respect corporel.

Le résultat ? Des micro-agressions répétées, constantes, banalisées.
Des doigts qui glissent dans les cheveux, une main sur la taille, un contact sur la poitrine, des tentatives d’attraper le bras, la hanche, la culotte — tout cela sans le moindre “OK”.
Ce n’est pas du désir, c’est du pouvoir. Ce n’est pas un accident, c’est une habitude sociale.

Ces gestes ne laissent pas de bleus visibles, mais ils laissent des marques.
À force de se faire toucher sans le vouloir, on finit par se dissocier pour tenir le coup. On sépare son corps de sa conscience, on apprend à sourire mécaniquement pendant qu’à l’intérieur tout se referme.
C’est une forme d’agression lente, répétitive, épuisante — une violence structurelle déguisée en réflexe masculin.

Il faut briser cette anesthésie collective.
Parce que le danger du mot micro-agression, c’est qu’il minimise : micro, comme si c’était rien.
Mais quand c’est tous les jours, sur des années, ce n’est plus micro du tout.
C’est une érosion lente de la dignité.

Et c’est peut-être là, dans cette banalisation quotidienne du viol symbolique, que se trouve la plus grande hypocrisie de notre société :
celle qui exige des femmes qu’elles soient désirables, mais punit leur désir d’intégrité.

​Personne ne devrait avoir à travailler sous la menace constante de la violence, du vol, de l’arrestation ou de la honte. Pourtant, c’est la réalité des travailleuses du sexe, malgré la loi canadienne qui prétend les protéger en criminalisant uniquement les clients. Ce système les présente comme des victimes tout en continuant à les priver de leurs droits fondamentaux.

Car oui, leurs droits les plus élémentaires — liberté, sécurité, égalité, protection — sont régulièrement bafoués. On leur refuse l’accès aux soins de santé, aux services sociaux, au logement. On les stigmatise, on les marginalise, on les réduit au silence. Vue sous cet angle, la prostitution apparaît presque inévitablement comme une violence faite aux femmes.

Comment s’étonner alors que beaucoup veuillent quitter l’industrie? Les conditions sont si dures qu’elles écrasent même celles qui étaient motivées, déterminées ou autonomes au départ. Quand on arrache à une personne son autonomie, on ne lui retire pas seulement ses droits : on lui vole aussi une part de son identité.

Être jugée, condamnée par la société entière, c’est apprendre à vivre avec le sentiment d’être indigne d’amour, indigne de respect, indigne de protection. Dans certains pays, ce paradoxe va jusqu’au cœur des familles : elles profitent parfois des revenus de leurs propre filles tout en les méprisant, comme si ce sacrifice pouvait racheter leur honneur. C'est cette brèche dans l’âme que viennent exploiter les proxénètes, avec leurs promesses enrobées de belles paroles. Tout le monde a besoin d’amour, mais où va-t-on le chercher quand l’ensemble de la société nous tourne le dos ?

 

​La discrimination sociale ne fait pas qu’isoler : elle attise la violence.

Associer prostitution et violence semble inéluctable, comme si le fait de vendre des services sexuels ouvrait forcément la porte à un coup de pied en plein visage. Entre ça et « elle a couru après, elle portait une mini-jupe », il n’y a qu’un pas que l’on ne franchira pas aujourd’hui.

Ce glissement est dangereux. Étant donné que violence et vulnérabilité sont, dans les faits, prépondérantes chez les prostituées, peut-on en déduire que c’est normal d’abuser d’une femme qui vend des services sexuels?

Le vrai moteur de la violence, ce n’est pas la prostitution en soi, mais le jugement moral qui entoure la sexualité non conforme. C’est la condamnation sociale qui nourrit l’humiliation, l’intimidation, le harcèlement et parfois le viol. Plus on stigmatise les travailleuses du sexe, plus on cautionne, indirectement, les abus de pouvoir dont elles sont victimes.

Si nous les voyons comme des « sous-humains », pourquoi s’étonner qu’elles soient traitées comme des objets? Comment attendre des clients qu’ils fassent preuve de respect, alors que la société elle-même refuse de le leur accorder? Nous punissons les clients violents, certes, mais dans le même temps nous entretenons une haine collective qui légitime ces comportements.

Voilà le paradoxe : nous dénonçons la brutalité, mais nous en sommes complices. Car chaque fois que nous fermons les yeux sur la stigmatisation, nous validons les violences physiques et psychologiques qui en découlent.

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