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                                                                    CHAPITRE 18

                                                           — L’illusion des clichés

 

 

Qu’on le veuille ou non, l’industrie du sexe est un acteur majeur de l’économie mondiale. Elle génère des profits colossaux qui alimentent directement les pouvoirs économiques et politiques des organisations criminelles. Au sommet des marchés mondiaux, elle rivalise avec les industries les plus lucratives. Et pourtant, une infime partie de ces bénéfices retourne dans les poches de celles qui en sont la véritable matière première : les travailleuses du sexe. Pire encore, une grande part de leurs revenus finit par s’évaporer dans les circuits du crime organisé, notamment à travers la consommation de drogue.

Cette mécanique n’est pas seulement une question d’argent : elle se double d’un cercle vicieux psychologique. Tant que les prostituées seront stigmatisées, leur confiance et leur estime d’elles-mêmes resteront fragilisées. Ce manque d’assise intérieure rejaillit sur leur capacité à gérer leur vie, leurs finances, leurs relations. Plus l’image qu’elles portent d’elles-mêmes est ternie, plus il leur sera difficile d’envisager un retour à un emploi « traditionnel ». Dans ce climat, la dépendance au proxénétisme ou aux artifices — dépenses compulsives, alcool, drogue — devient une tentation, une échappatoire, un instant d’illusion colorée cette prison mentale dans laquelle elles ont été laissées pour compte.

Mais attention : toutes les travailleuses du sexe ne correspondent pas au cliché misérabiliste entretenu par les abolitionnistes. Toutes ne consomment pas. Toutes ne viennent pas de milieux brisés. Généraliser, c’est nier la pluralité de leurs histoires. Les chiffres qu’on agite pour démontrer que la majorité aurait subi des abus dans l’enfance ne sont pas neutres : ils proviennent presque toujours de femmes qui ont sollicité de l’aide auprès d’associations. Qu’en est-il de celles qui n’ont jamais frappé à ces portes? Ces statistiques sont biaisées, incomplètes, et reflètent surtout un profil parmi d’autres.

Et surtout, il est faux de croire qu’il existe une corrélation directe entre violences sexuelles durant l’enfance et prostitution. Certes, certaines femmes ayant vécu des abus s’y retrouvent, mais ce n’est pas une fatalité. Beaucoup d’autres suivent un tout autre chemin. Réduire la prostitution à cette équation simpliste, c’est invisibiliser la diversité des parcours et nier la complexité des trajectoires individuelles.

J’ai personnellement connu des travailleuses du sexe qui ont tiré leur épingle du jeu grâce à leur métier. Certaines ont terminé leurs études, acheté une maison, lancé une entreprise prospère. Croire que toutes sont condamnées à la pauvreté et à un avenir médiocre relève du cliché paresseux. Bien sûr, ce n’est pas encore la réalité de la majorité. Mais ces parcours existent, et ils pourraient être beaucoup plus nombreux si le contexte social cessait de les étouffer.

 

Refuser de le reconnaître, c’est persister dans une vision manichéenne : d’un côté, les victimes absolues; de l’autre, les damnées irrécupérables. Or, la réalité est bien plus nuancée. Nier l’existence de femmes qui utilisent l’industrie comme tremplin, c’est nier leur force et leur autonomie.

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