CHAPITRE 17
— L’amour en liberté
L’attirance physique, l’attirance sexuelle et l’attirance émotionnelle ne forment pas toujours un trio inséparable. On nous a inculqué l’idée qu’elles vont de pair, mais dans la réalité, elles suivent parfois des chemins différents. Les institutions religieuses et la morale dominante ont imposé l’équation « sexe = amour », comme si dissocier les deux relevait de la déviance. Mais cette équation est fausse. Et elle nous enferme dans une impasse.
Pour moi, amour et désir sexuel n’ont jamais été indissolublement liés. J’ai toujours été attirée sexuellement par des hommes beaucoup plus âgés, sans que l’attirance émotionnelle ou amoureuse n’entre en ligne de compte. L’apparence physique et l’absence de sentiments ne m’ont jamais empêchée d’éprouver du plaisir sexuel. Mais pour aimer, c’est une autre histoire : là, les sentiments et l’attirance physique deviennent essentiels.
Ainsi, il m’est possible de vivre une relation sexuelle satisfaisante avec un homme qui ne m’attire pas sur le plan amoureux, mais impossible d’entretenir une relation amoureuse sans désir, sans connexion affective. L’amour et la sexualité ne sont pas condamnés à marcher main dans la main.
En réalité, il existe mille combinaisons possibles : être attiré sexuellement par un sexe et émotionnellement par l’autre, aimer plusieurs personnes à la fois, désirer sans aimer, aimer sans désirer… La diversité relationnelle est infinie. Mais la morale sociale préfère ignorer ces nuances pour nous enfermer dans des modèles rigides.
La monogamie n’est pas une fatalité. La non-monogamie non plus. Certains y trouvent leur équilibre, d’autres non. Certaines personnes resteront fidèles toute leur vie, d’autres traverseront des phases, expérimenteront, évolueront. Moraliser ces choix, c’est trahir l’expérience humaine. Rester dans une relation qui ne nous rend pas heureux par peur du jugement, n’est-ce pas une forme d’infidélité envers soi-même?
Le polyamour et les relations libres peuvent être spirituellement enrichissants. Ils exigent honnêteté, transparence et confiance — bien plus que la monogamie imposée par défaut.
Ils arrachent le masque de l’hypocrisie et révèlent une autre vérité : l’amour n’a pas qu’un seul visage.
Le mot « libertin », encore aujourd’hui, reste associé à la corruption, à la perversion, à la vie dissolue. Pourtant, le libertinage n’est ni tromperie ni adultère déguisé : il suppose au contraire un degré rare de respect et de confiance. Aimer peut se dire au singulier, au pluriel, ou même se taire dans le célibat choisi. L’essentiel, toujours, c’est la liberté.
Mais notre imaginaire social continue d’idéaliser la jalousie, la possessivité, la dépendance. On les confond avec des preuves d’amour alors qu’elles ne sont que des poisons relationnels. On a fait de l’appropriation de l’autre une norme. Sous couvert de romantisme, on laisse prospérer l’insécurité, le contrôle, la peur de vieillir seul. Résultat : des relations asphyxiées par la méfiance et l’illusion de possession.
La monogamie, ainsi idéalisée, devient une contrainte.
L’être humain souffre de cet amour préfabriqué. Il confond attachement et enfermement, fidélité et soumission, passion et contrôle.
Le regard que nous posons sur la sexualité ne s’arrête donc pas aux couples, aux mariages, aux relations libres. Il se concentre, depuis toujours, sur une figure précise : la prostituée. Elle condense tous les tabous, toutes les contradictions, tous les refoulements. Elle est l’écran sur lequel la société projette sa honte.
Ce qui rend la tâche des travailleuses du sexe beaucoup plus ardu, ce n’est pas le travail en soi, mais plutôt les tabous qui l’accompagnent. Nous en avons fait les martyres, les souffre-douleurs de notre propre « disgrâce ». Nous avons rejeté sur elles ce que nous n’acceptons pas de nous-mêmes. Elles ne sont pas esclaves de l’irrépressible pulsion sexuelle masculine (bien qu’elle le soit en apparence), mais plutôt esclaves d’une mentalité puritaine et conservatrice.
Esclave d’une idéologie qui a toujours occulté et réprimé les désirs féminins.
Nous les accusons d’incarner ce que nous pratiquons en secret. Nous les condamnons pour mieux nous absoudre. Elles deviennent le symbole d’un monde où la suprématie masculine reste universelle, mais où seuls quelques hommes — ceux au sommet de la hiérarchie — en tirent réellement profit.
Le sexisme, pourtant, n’épargne personne. L’homme ordinaire croit bénéficier de cette hiérarchisation, mais il en est lui aussi victime. Les conséquences économiques, sociales, politiques et même environnementales du patriarcat dépassent largement la question des « droits des femmes ». Ce sont les droits de la personne tout entière qui sont en jeu.
Ainsi, la prostituée n’est pas un corps isolé, mais un symbole collectif. Elle est la cicatrice vivante de notre rapport malade à la sexualité. Elle nous renvoie, à chacun, la question que nous fuyons :
qu’avons-nous fait de notre désir?