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                                                         CHAPITRE 15

                                             — Le corps sous contrôle

 

 

 

L’histoire religieuse regorge de figures féminines conçues pour discipliner l’imaginaire.
À côté de la Vierge pure, on place la prostituée repentie. L’archétype de la pécheresse pardonnée hante les traditions : Marie-Madeleine bien sûr, mais aussi Afra, Thaïs, Marie l’Égyptienne, Pélagie, Amrapali dans le bouddhisme, Rahab, Gomer, la grande prostituée de Babylone… À travers ces récits, une leçon unique : la femme, si elle s’écarte du droit chemin, ne peut se racheter qu’en renonçant à son corps.

Ce n’est pas un hasard si la Bible érige Marie en idéal : une mère vierge, figure de perfection mais amputée de sa sexualité. Les religions officielles ont bâti sur ce modèle une vision de la femme réduite à l’obéissance et à l’effacement. En exerçant un contrôle sur la sexualité féminine, elles ont assuré leur pouvoir sur les corps comme sur les âmes.

Car les rapports entre religion et sexualité sont toujours ambigus. L’islam conservateur, le judaïsme orthodoxe, le christianisme fondamentaliste : tous, à leur manière, font du contrôle sexuel leur obsession première. La sexualité est leur tabou central, leur terrain de pouvoir.

L’Église a rejeté le corps pour glorifier l’âme. Elle a imposé l’idée que l’esprit seul se rapproche du divin, tandis que le corps est impur, luxurieux, lié au malin. Résultat : nos désirs, nos pulsions, nos besoins charnels ont été niés, culpabilisés, refoulés.

Pourtant, nous ne sommes pas de purs esprits. Notre corps existe, avec ses envies et ses réactions physiologiques. Même si tout passe par le cerveau, celui-ci n’est pas l’âme. Nous sommes chair et conscience, indivisibles. Mais cette réalité n’a jamais trouvé sa place dans les dogmes.

On pourrait croire que nous nous sommes émancipés du carcan religieux. Ce n’est qu’une illusion. L’État reconnaît aujourd’hui davantage la liberté sexuelle que l’Église, mais les cicatrices laissées par des millénaires d’oppression demeurent. La honte, la peur et la culpabilité continuent de modeler notre inconscient collectif.

L’Église n’a d’ailleurs pas disparu : elle a changé de visage. Elle passe désormais par les médias, s’invite chez nous par l’écran, diffuse ses idéologies archaïques sous des formes ludiques, modernes, apparemment anodines. Elle insuffle ses messages de morale sans avoir l’air d’y toucher. L’obscurantisme sait se réinventer.

Ainsi, nul besoin d’être croyant pour adhérer à ces discours : la société toute entière les relaie. Le sociologue est devenu à sa société ce que le prêtre était à sa paroisse. Comme l’écrivait Jean-Marc Larouche :
 

« Le modèle ascétique continue ainsi d’agir librement, il s’est seulement sécularisé. […] Même contestés, les savoirs ecclésiastiques restent les savoirs de base sur lesquels les autres viennent s’articuler. »

Et pendant que nous croyons avoir tourné la page, des millions de femmes subissent encore les conséquences les plus brutales de ce contrôle. Selon l’UNICEF, près de 30 millions de filles risquent d’être excisées au cours des dix prochaines années dans le monde. Cela veut dire qu’une femme est mutilée toutes les quatre minutes. Derrière les discours religieux qui prétendent protéger la pudeur ou préserver la morale, il y a un corps lacéré, une sexualité amputée, une vie marquée à jamais.

Alors que l’anatomie féminine reste dans l’ombre, les priorités médicales parlent d’elles-mêmes. La contraception, développée presque exclusivement pour les femmes, a longtemps été conçue comme un outil de contrôle de leur corps — alors que le Viagra, lui, a connu un succès fulgurant. La logique patriarcale s’invite jusque dans la pharmacie.

Lorsqu’il est question de la sexualité des femmes, c’est surtout pour inventer des moyens de contraception. Pilule, stérilet, implant, injection, patch, anneau vaginal, diaphragme, cape cervicale, spermicide… toutes les méthodes, ou presque, visent le corps féminin. Hormis le condom, les options masculines restent marginales.

Pourquoi ? Parce que la contraception médicalisée masculine est difficile à aborder, souvent associée à l’impuissance dans l’imaginaire collectif. Dans l’esprit de beaucoup d’hommes, rien ne doit entraver l’acte sexuel, où fécondité et plaisir se confondent.

La médecine, historiquement pensée par les hommes et pour les hommes, en a hérité cette logique : l’orgasme masculin est perçu comme une fonction vitale, incontournable. Celui des femmes, lui, continue d’être relégué au rang de « luxe » ou d’optionnel.

​Les conséquences sont frappantes. Les recherches sur la sexualité féminine sont encore marginalisées, considérées comme triviales, « inférieures ». Dans les plus prestigieuses universités, s’attarder à ce domaine reste presque inconvenant. Et pourtant, les preuves scientifiques s’accumulent : nous ne sommes qu’au début de la compréhension.

​Mais puisque nous ne semblons adhérer à la science qu’à partir du moment où elle ne contredit pas nos préjugés, nous ne sommes pas au bout de nos peines.

Laïcité et sécularisation ne sont que des mots. Les scandales financiers, sexuels et politiques n’ont pas ébranlé l’emprise des institutions religieuses : elles continuent d’influencer en profondeur nos conduites sexuelles.

Aujourd’hui encore, règles et interdits se mêlent si habilement qu’il devient difficile de distinguer morale religieuse et norme sociale. La confusion entretient la peur. La peur maintient l’ordre. Et l’ordre conserve le pouvoir.

La preuve? Lors du débat sur la décriminalisation de la prostitution au Canada, de nombreuses associations chrétiennes ont été invitées à témoigner devant la Cour suprême. Aucune expertise réelle, mais une influence encore déterminante. Comme si la religion, après des siècles de silence imposé, refusait toujours de lâcher prise sur le corps des femmes.

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