CHAPITRE 13
— La peur du féminin
Depuis le XIXᵉ siècle, malgré une inégalité encore criante, l’énergie féminine renaît, reprend peu à peu sa place. Mais cette unité mystique du masculin et du féminin n’atteindra jamais son plein potentiel sans coopération.Conformément à l’histoire, le mystère de la nature féminine, l’éternel féminin, a toujours fasciné. Il a aussi dérangé et même terrifié, alors que la véritable énigme se trouve en nous.
Derrière le sexisme, le machisme ou la misogynie, c’est fondamentalement la peur du féminin qui est à l’œuvre. Une peur ancestrale, tapie dans l’inconscient collectif depuis des millénaires. Elle est présente dans la majorité des cultures sous forme d’innombrables contes, mythes et légendes. Elle se transmet de génération en génération comme un avertissement silencieux.
Cette crainte irrationnelle a de multiples origines. Mais qu'elle soit la conséquence de cette époque où l’homme n’avait pas encore conscience de son rôle de procréateur, ou le résultat de cette éducation conditionnée, reste que cette crainte (bien que souvent inconsciente) est toujours aussi vive dans nos sociétés modernes.
Dans presque toutes les traditions, la femme porte le fardeau du péché originel. Elle est tenue responsable de la chute morale de l’homme. Humble, pudique, soumise : voilà le rôle qu’on lui rappelle sans cesse, quel que soit le récit religieux ou historique. Toujours coupable, jamais innocente.
Mais l’origine la plus tenace de cette peur réside dans la puissance sexuelle féminine. L’idée que le désir de la femme doit être contenu, sous peine d’entraîner le chaos social, traverse les siècles comme un dogme invisible.
Avant Ève, il y avait Lilith. Créée de la même matière qu’Adam, ni inférieure ni dérivée. Égale. Mais Lilith a refusé de se soumettre, refusé de s’allonger en dessous, refusé d’être l’ombre d’un homme. Alors, on l’a traitée de démone. On l’a effacée des récits officiels, bannie non pour un péché, mais pour un « non ». Trop libre. Trop sexuelle. Trop incontrôlable.
Alors on inventa Ève. Cette fois façonnée à partir d’Adam, donc d’emblée infériorisée. Plus docile, plus malléable. Mais le récit ne s’est pas déroulé comme prévu. Car Ève aussi a désobéi.
Elle a tendu la main vers la connaissance, croqué dans le fruit interdit. Non par naïveté. Non par malveillance. Mais par désir de savoir, par soif de conscience. En elle brûlait une mémoire ancienne, une étincelle qui refuse l’asservissement.
Le véritable péché originel, ce n’est pas la sexualité. Ce n’est pas la nudité. C’est la conscience. Le moment où la femme s’éveille à elle-même, comprend qu’elle peut choisir, penser, désirer. Le fruit qu’elle croque n’est pas défendu : c’est un fragment de lucidité.
Depuis ce jour symbolique, on fait porter à la femme la faute du monde entier. Ève est accusée d’avoir brisé l’ordre cosmique, d’avoir introduit le chaos, le plaisir, le corps, le désir. Tout ce qu’elle a fait, pourtant, c’est ouvrir les yeux.
Lilith et Ève sont deux visages d’une même insoumission :
-
Lilith, la femme qui refuse de se soumettre.
-
Ève, la femme qui ose vouloir savoir.
Toutes deux punies, diabolisées, réduites au silence. Et pourtant, ce sont elles, les fondatrices. Les premières héroïnes. Non pas les vierges effacées ni les saintes soumises, mais les femmes qui ont osé dire non, qui ont osé désirer, jouir, comprendre, exister.
Voilà pourquoi l’imaginaire patriarcal les redoute. Voilà pourquoi, des millénaires plus tard, une femme libre, une femme qui assume son sexe, son intelligence et son désir, continue de déranger.
L’histoire nous a toujours poussés à croire que la femme est la gardienne de la monogamie. La monogamie serait parfaitement adaptée à la libido féminine. Les femmes sont donc censées être les alliées les plus naturelles de la norme. C’est magnifique, c’est rassurant à entendre, mais est-ce vraiment réaliste ?
À toutes les époques et sur tous les continents, l’homme a constamment cherché à réduire cette puissance. C’est pourquoi l’histoire et la mythologie regorgent de ces antihéroïnes et de ces femmes fatales qui usent de leur charme et de leur sexualité pour piéger l’homme. Dangereuses et toujours dotées d’une laideur morale, les femmes-monstres aux appétits sexuels excessifs sont dépeintes à plusieurs époques, notamment à celles où les femmes ont gagné en droits et en indépendance.
Les exemples abondent : Ishtar en Mésopotamie, Aphrodite, Circé, Lamia, Hélène de Troie, les sirènes, le Sphinx, Scylla, Clytemnestre dans la Grèce antique. Pandore, Jézabel, Dalila, Salomé, Lilith et Ève dans la Bible. Cléopâtre en Égypte. Yang Guifei en Chine. La Fée Morgane dans l’imaginaire médiéval.
Puis vinrent les vampires, les sorcières, les gitanes, les méduses, les harpies et les gorgones. Littérature et cinéma continuent d’exploiter cette galerie de figures féminines dont le seul rôle est de séduire, tromper, détruire l’homme.
Et si l’histoire est saturée de mythes et de légendes pour l’enchaîner, c’est bien la preuve que sa liberté a toujours fait peur.