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                                                                      CHAPITRE 12

                                                      Par-delà le masculin et le féminin

 

 

Accueillir pleinement la diversité humaine, c’est aller au-delà des oppositions. Mais tant que la société enfermera hommes et femmes dans des rôles figés de masculinité et de féminité, cet idéal restera fragile. La fusion des énergies demeure impraticable dans un monde qui persiste à imposer des comportements sexués. Ceux qui refusent ces cases ne peuvent s’épanouir que si hommes et femmes optimisent leur potentiel sans égard aux stéréotypes.

Or notre monde est profondément binaire et patriarcal. Dépasser la dichotomie masculin/féminin n’a rien d’évident. Pourtant, entre ces deux pôles, il existe une infinité de façons d’être. Réduire l’existence à deux catégories, c’est appauvrir la diversité réelle.

En vérité, que l’on soit homme ou femme, chaque personnalité est unique. La réalité humaine échappe au blanc/noir, au vrai/faux, au bien/mal. Elle se déploie en nuances de gris et en vérités partielles. Depuis si longtemps, le combat entre masculin et féminin nous semble naturel, comme si ces énergies étaient des ennemies jurées, telles le bien et le mal. Mais c’est une illusion.

Le masculin et le féminin ne sont pas opposés : ils ne font qu’un. Ce sont deux aspects d’un même tout, interdépendants. Lorsqu’on en privilégie un au détriment de l’autre, les deux en paient le prix. Les conséquences se répercutent autant sur l’individu que sur la société et même l’environnement. La guérison de l’humanité ne viendra que d’une réconciliation : les hommes renouant avec leur part féminine, les femmes avec leur part masculine, chacun retrouvant son harmonie originelle.

Essayer de régler les problèmes internationaux tout en ignorant ceux de l’être humain est une tentative tout à fait inutile pour rétablir la paix mondiale.

Les désastres écologiques illustrent cette rupture. La nature a été associée au féminin, et dans les cultures patriarcales, elles doivent être domptées, soumises et exploitées. On a constamment tenté de leur soutirer de force ce qui nous faisait envie. De la même façon que la nature, les femmes ont été utilisées, bafouées et réduites au silence. Elles ont aussi été privées de jouissance : excisées, infibulées, violentées, enfermées dans des couvents ou des harems, suppliantes, tremblantes, dans l’attente de jours meilleurs. 

​Et parfois, dans des contextes de guerre, la barbarie franchit une étape supplémentaire : la destruction volontaire de l’appareil génital féminin comme arme stratégique. Il ne s’agit plus seulement de contrôler la sexualité, mais de viser la reproduction elle-même, de marquer les corps à jamais et de briser des lignées entières. Ce crime n’a rien d’accidentel : c’est un outil de domination démographique et psychologique, destiné à humilier, disperser et anéantir des communautés. Détruire le corps des femmes, c’est attaquer la continuité d’un peuple. Nommer ces pratiques, c’est refuser de laisser ces violences demeurer des armes silencieuses.

​Les conséquences de cette hiérarchie sont lourdes : hommes et femmes en ressortent mutilés, amputés de la moitié d’eux-mêmes.

Un homme coupé de son féminin, une femme coupée de son masculin deviennent des êtres déséquilibrés, happés par la compétition, la performance, la surconsommation, la destruction. Déshumanisés, nous agissons en automates, moteurs de profits pour ceux qui tiennent la hiérarchie mondiale.

« Le masculin en chaque être se doit d’accueillir et de respecter le féminin et vice versa dans le but d’un accomplissement complémentaire. L’évolution de l’un passe systématiquement par l’évolution de l’autre. » — Claude Lévesque, Par-delà le masculin et le féminin

Pourtant, la société continue de glorifier une masculinité caricaturale. Un « vrai » homme doit être fort, courageux, agressif, implacable. L’hypermasculinité prend les traits de la bestialité : l’homme ne pleure pas, et faute de mots, il s’exprime par ses poings. Refouler ses sentiments mène inévitablement à la violence.

Les images médiatiques en témoignent : vidéoclips et films exhibent des hommes armés, conquérants, cascadeurs. Le patriarcat, en glorifiant l’excès de virilité et en méprisant le féminin, a enseigné aux hommes à nier une part essentielle d’eux-mêmes. Être un homme, c’est avant tout ne pas être une femme. Ne pas être un « efféminé ». 

Cela peut donc être très ardu pour celui-ci de se distancer de ce que la société attend de lui, de l'ensemble des élément reconnus comme devant être le propre des hommes. Il est compliqué pour l'homme d'assumer et d'accepter cette part de féminin enracinée en lui alors que toute son éducation à la considérer comme méprisable. Pourquoi se laisserait-il aller à ce féminin intérieur si tout l'encourage à le juger honteux?

 

Ce conditionnement a un impact immense sur notre conduite. Beaucoup d’hommes souffrent en silence. Leurs blessures, invisibles, n’en sont pas moins profondes.

Derrière la façade de force qu’on leur impose, un nombre inquiétant d’hommes s’effondrent intérieurement. La dépression masculine est un drame silencieux : les statistiques le prouvent, mais la société détourne le regard. Les hommes parlent rarement de leur détresse, car on leur a appris à la taire. Dire qu’on va mal, pour un homme, c’est risquer d’être perçu comme faible.

Beaucoup préfèrent s’isoler, se réfugier dans le travail, la performance, la colère ou l’alcool. Certains finissent par se donner la mort sans avoir jamais trouvé les mots. Le taux de suicide masculin est l’un des symptômes les plus criants d’une virilité malade, prisonnière d’elle-même.

 

Tant que les hommes n’auront pas le droit de pleurer, de douter, de demander de l’aide, ils continueront de souffrir derrière leur carapace. Et tant que la société glorifiera la froideur, la domination et le contrôle comme signes de puissance, elle continuera d’engendrer des êtres mutilés émotionnellement — des hommes privés de tendresse, des femmes privées d’écoute, et une humanité privée d’équilibre.

Un homme violé par un autre homme osera-t-il dénoncer?
Celui qui se fait battre par sa conjointe obtiendra-t-il la même écoute qu’une femme battue?
Sera-t-il pris au sérieux? Osera-t-il seulement en parler?

Là où la violence conjugale contre les femmes suscite compassion et solidarité, l’inverse provoque souvent moquerie et silence. Pourtant, le harcèlement sexuel et la violence psychologique ou physique exercée par des femmes existent bel et bien. Elles sont banalisées, invisibilisées, et pourtant bien réelles. Les tabous persistent, renforcés par l’idée que la masculinité, par définition, ne peut être vulnérable.

Le viol d’un homme transgresse toutes les normes sociales. C’est la honte suprême, au point de briser son identité d’homme. Là où les femmes trouvent des réseaux de soutien et des associations, les hommes victimes de violences perdent un statut : celui d’« homme ».

​Et cela dépasse la sphère privée. Les violences sexuelles subies par des hommes en temps de guerre, en prison ou ailleurs sont un tabou mondial. Admettre leur existence est pourtant une nécessité. Tant qu’on refusera de reconnaître qu’un homme peut être violé, la stigmatisation continuera d’alimenter la honte et la culture du silence, tout en nourrissant une masculinité toxique. Dans le monde du sport, cette réalité est encore plus criante.

​« C’est que le phallocentrisme, sans afficher son vrai visage, continue de régir le monde actuel. La domination masculine reste universelle. La différence sexuelle est à l’origine de toute pensée et reste soumise, encore aujourd’hui, à une idéologie elle-même subordonnée à la logique oppositionnelle qui régit tous les champs de la connaissance. La version masculine de la différence sexuelle s’affirme partout incontestée : en philosophie, en psychologie ou en sociologie, aussi bien que dans la théorie et la pratique de la psychanalyse. Nous sommes tous soumis d’une manière ou d’une autre, à la logique binaire du phallocentrisme : notre corps, notre sexualité, nos affects, notre mémoire, notre langage, notre culture ont, dans une large mesure, été façonnés » (La domination masculine, Pierre Bourdieu, sociologue).

​Famille, école, église, médias, État : tous veillent à reproduire les vieux schémas patriarcaux.

Le sexisme n’est pas uniquement une question d’égalité salariale, ce n’est pas seulement les lois discriminatoires ou la place des femmes dans les postes de pouvoir.

Le sexisme, c’est aussi cette façon sournoise et dissuasive avec laquelle on tend à garder chacun des sexes dans des rôles qui ne leur conviennent qu’à moitié.

Partout, la culture agit comme un moule. Elle façonne nos comportements, conditionne nos pensées, impose ses normes comme des lois naturelles.

« Ce monde n’a pas qu’inventé le prêt-à-porter, il est aussi l’auteur du prêt-à-penser. » — Pierre Bourdieu

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