CHAPITRE 11
— Transcender le genre
Depuis l’aube de l’humanité, nous organisons le monde par paires. Homme ou femme. Bien ou mal. Haut ou bas. Jour ou nuit. Beau ou laid. Sec ou mouillé. Noir ou blanc. La liste est infinie, comme si notre esprit refusait d’habiter l’entre-deux. Pas de place pour les demi-teintes. C’est la loi du tout ou rien.
Cette obsession pour la dualité a façonné notre pensée collective. En Occident surtout, elle a fini par s’enraciner dans chaque recoin de notre culture : nos mythes, nos décisions politiques, nos religions, nos gestes du quotidien. Elle est devenue un automatisme mental, transmis de génération en génération comme un héritage invisible.
Mais cet héritage est aussi un piège. La logique binaire simplifie à l’extrême ce qui est complexe. Elle efface les nuances, gomme la diversité, écrase les vérités multiples. Elle nous offre des réponses faciles, séduisantes dans leur clarté brutale, mais presque toujours trompeuses.
Les grands orateurs, les dirigeants et les idéologues l’ont bien compris. En réduisant le réel à des oppositions claires, ils rallient les foules. Noir contre blanc. Ami contre ennemi. Nous contre eux. Ce langage simpliste galvanise, rassure, hypnotise. Mais il appauvrit la pensée. Il coupe l’humanité de sa complexité pour la livrer à des slogans.
En prétendant éclairer, la pensée binaire nous aveugle.
Selon la logique binaire, nous ne pouvons être qu’une chose ou l’autre : homme ou femme. Pas de troisième voie. Pas de flou. On nous force à cocher une case dès la naissance et à l’habiter toute notre vie.
Mais que se passe-t-il quand on réduit un être humain à un stéréotype sexué? On l’ampute d’une partie de lui-même. Une femme qui se confine aux « qualités féminines » nie son énergie masculine. Un homme qui s’identifie exclusivement aux « attributs virils » efface sa sensibilité. À force de rejeter l’autre moitié de nous-mêmes, nous devenons bancals, mutilés, incomplets.
« Nous sommes nés uniques, et la stéréotypie sexuelle ne peut que nous amoindrir. » — Warren (1982)
Certes, nul ne peut nier les différences biologiques. L’anatomie, les hormones, le cerveau lui-même présentent des variations selon le sexe. Mais l’identité ne se résume pas à ces données brutes. Elle se tisse dans l’enchevêtrement de l’inné et de l’acquis, dans un dosage qui varie d’une personne à l’autre et qui échappe à toute mesure.
Le problème, c’est la culture qui transforme ces nuances en prisons. Elle érige des catégories rigides, dresse des murs là où il n’y a que des ponts. Être « homme » ou « femme » devient un rôle imposé plus qu’une réalité vécue.
Ainsi, le genre agit comme un piège. Il enferme, divise, hiérarchise. Et plus on s’y identifie aveuglément, plus on s’éloigne de notre singularité profonde.
Le genre est un mot glissant. Derrière lui se cache un double mouvement : diviser et classer. D’un côté, il sépare. De l’autre, il hiérarchise. Résultat : il distribue des rôles fixes, assignés à l’avance, et les recouvre de jugements de valeur.
Pourtant, quelque chose craque. La génération Z l’a bien compris. Si une révolution s’opère aujourd’hui, c’est dans ce domaine : orientation sexuelle, identité, fluidité des genres. Là où leurs aînés voyaient des cases, ils voient des possibilités.
Les chercheurs, eux, se penchent depuis longtemps sur la question. Mais bien souvent, leurs travaux n’ont fait que renforcer les écarts entre hommes et femmes, oubliant que les différences à l’intérieur d’un même sexe sont parfois plus marquées que celles entre sexes. Ironie : en prétendant expliquer, on a figé. En prétendant libérer, on a enfermé.
Les stéréotypes, eux, sont l’arme quotidienne de cette mécanique. On les répète, on les transmet, on les impose dès l’enfance. Ils semblent naturels parce qu’ils s’appuient sur une différence réelle — le sexe biologique —, mais ils transforment cette différence en frontière, en barrière, en justification d’inégalités.
Un homme sensible qui pleure reste biologiquement un homme. Une femme sans compassion reste une femme. Tout le reste n’est que mise en scène sociale.
Contrairement à une idée longtemps véhiculée, aucune donnée scientifique ne permet d’affirmer qu’il existe une différence génétique ou neurologique significative entre les femmes et les hommes en matière d’empathie.
Les gènes associés à cette capacité — notamment ceux impliqués dans la régulation de l’oxytocine — sont présents chez tous les individus, sans distinction de sexe. Les recherches en neuro-imagerie confirment cette absence de dichotomie : le Centre for Cognitive Neuroscience and Society de l’Université de Pennsylvanie, entre autres, a comparé des centaines d’IRM cérébrales de taille équivalente, sans déceler de différences structurelles notables entre les cerveaux masculins et féminins.
Autrement dit, il n’existe pas de “centre émotionnel féminin” ni de “cerveau rationnel masculin”. Ces notions relèvent davantage du mythe culturel que de la biologie. Certaines théories évolutionnistes ont tenté d’expliquer une supposée supériorité empathique féminine par des rôles ancestraux — la mère attentive, décodant les signaux de son enfant pour assurer sa survie —, mais ces hypothèses sont aujourd’hui largement remises en question.
Les études montrent qu’un homme qui s’occupe intensément d’un enfant active les mêmes circuits neuronaux de l’attachement et de l’empathie qu’une mère. Le cerveau est plastique : il se façonne au contact de nos expériences, pas selon nos chromosomes.
Ainsi, ce n’est ni le sexe biologique ni le genre à la naissance qui détermine notre capacité d’empathie, mais le rôle social que nous endossons, la place qu’on nous invite à occuper. Nos comportements émotionnels ne sont pas le reflet d’une nature, mais celui d’un apprentissage.
L’empathie, elle, demeure profondément humaine — universelle, malléable, et dépendante du contexte dans lequel on nous apprend à l’exprimer.
Simone de Beauvoir écrivait : « On ne naît pas femme, on le devient. »
J’ajoute : On ne naît pas femme ni homme, on le devient.
Voilà le scandale : on nous fabrique. Et ce façonnage, loin de nous libérer, nous diminue.
Heureusement, les lignes bougent.
Nous avons parcouru un long chemin dans la reconnaissance des identités sexuelles et de genre : homosexuel, bisexuel, pansexuel, trans, cisgenre, non binaire, agenre, bigenre, trigenre, polygenre, demigenre, bispirituel… La liste s’allonge, signe que l’humanité commence enfin à élargir ses horizons.
La communauté LGBTQ+ a conquis d’importantes avancées au fil des dernières décennies. Explorer son orientation, s’affranchir des notions binaires de genre, remettre en question les traditions hétéronormées : pour beaucoup, ce n’est plus une provocation, mais une évidence. Dans l’amour, la sexualité, l’expression de soi et l’identité, les codes se bousculent. L’éducation non genrée gagne du terrain, et si certains y voient une mode passagère, je crois au contraire qu’il s’agit d’une révolution durable.
Mais rien n’est encore gagné.
Car la société résiste toujours dès qu’il s’agit de bousculer les stéréotypes.
Où en sommes-nous dans l’acceptation de ceux qui assument pleinement le sexe qui leur a été assigné à la naissance, mais refusent d’en porter les rôles imposés? Ces hommes et ces femmes qui, quels que soient leur apparence ou leur style, ne veulent plus se laisser enfermer dans une caricature culturelle?
Qu’en est-il de ceux qui, malgré la rigidité des normes, cultivent en eux les qualités dites « opposées »? Ces êtres humains qui, au lieu de diviser masculin et féminin, les marient en eux et deviennent ainsi la preuve vivante qu’une réconciliation est possible?
Ont-ils vraiment leur place dans un monde qui s’acharne à définir l’identité par les organes génitaux? Ont-ils le droit d’exister dans une société où chaque geste, chaque attribut, chaque émotion reste sexué?
Car oui, malgré les avancées, un paradoxe persiste :
Un homme hétérosexuel qui ose assumer sa féminité intérieure est encore trop souvent perçu comme homosexuel ou non binaire. Il ne s’est pourtant pas « féminisé » — il s’est humanisé, libéré du carcan genré. Mais notre regard peine à le reconnaître ainsi.
En 2025, il n’est pas rare de voir un homme hétéro sensible être moqué, marginalisé, réduit à une étiquette qui ne correspond pas à son identité. On confond fluidité et orientation, sensibilité et non-binarité, comme si la société refusait d’admettre que la diversité habite aussi la norme.
Le problème vient aussi des sigles. Être associé par défaut à « LGBTQ+ » peut devenir un fardeau pour ceux qui ne s’y reconnaissent pas. Ces lettres, censées inclure, finissent parfois par exclure. Elles rassurent la société en classant les individus, mais que reste-t-il à ceux qui ne trouvent pas leur place dans ce lexique?