CHAPITRE 10
— Au-delà du féminisme
Ainsi, le mouvement féministe semble avoir atteint une partie du but pour lequel il a été créé. Dans plusieurs pays, les femmes ont aujourd’hui le droit d’être reconnues comme des personnes à part entière. Mais soyons réalistes : que représentent soixante ans de luttes pour les droits des femmes et cinquante ans de « libération sexuelle » face à deux millénaires d’oppression et de contrôle du corps féminin ? L’histoire pèse lourd, et son empreinte ne disparaît pas en une ou deux générations.
Depuis presque toujours, les plaisirs charnels ont été diabolisés, associés au péché. La femme et le sexe ont été rejetés du côté du démon. Comment croire que de telles représentations, martelées durant des siècles, aient pu s’effacer des inconscients collectifs ? Alors que l’organisation patriarcale reste solidement ancrée sur la moitié de la planète, il serait naïf d’imaginer que ses fondements n’ont laissé aucune séquelle.
Les violences faites aux femmes, loin d’appartenir au passé, se déclinent encore aujourd’hui sous des formes brutales : mariages forcés de femmes et de fillettes, crimes d’honneur, féminicides, obligation du port du voile intégral, lapidations, esclavagisme sexuel, viols conjugaux, mutilations génitales, attaques à l’acide, malnutrition utilisée comme punition, violences physiques, sexuelles, psychologiques, verbales et économiques. Rien de tout cela n’est obsolète.
Plus insidieuses, mais tout aussi destructrices, les inégalités structurelles persistent partout : accès limité au marché du travail, partage inéquitable des tâches domestiques, discrimination professionnelle, disparité des salaires, manque d’éducation. Qu’elles soient imposées par l’État, entretenues par des institutions, ou perpétuées dans les familles et les communautés, ces violations des droits fondamentaux touchent toutes les régions du monde. La violence envers les femmes traverse les classes sociales, les milieux économiques, urbains ou ruraux, et tous les contextes religieux. Et, dans certains pays, ces droits reculent au lieu d’avancer.
Face à cette réalité, la figure de la féministe est encore caricaturée. On la présente volontiers comme une lesbienne frustrée, une femme qui n’aime pas les hommes, ou qui chercherait à les contrôler. Hommes et femmes, conditionnés par des décennies de clichés, en viennent à se méfier du féminisme. Le mot lui-même est piégé : il évoque uniquement le féminin, alors que son objectif est l’égalité.
L’exemple du dictionnaire est révélateur. À l’entrée « matriarcat », on peut lire : « On pourrait prévoir l’avènement d’une société matriarcale où les hommes seraient réduits à des jouets destinés au seul plaisir des femmes. » Cette définition, construite en miroir du patriarcat, illustre bien la peur que suscite l’idée d’un pouvoir féminin. Elle entretient l’idée que la féministe vise à inverser la domination, alors qu’elle revendique l’égalité.
Pourtant, peu d’hommes osent ou acceptent de se dire féministes.
C’est pourquoi je crois que le terme « féminisme » est mal choisi. Il renforce l’idée qu’il ne s’agit que d’une affaire de femmes, alors que l’émancipation féminine entraîne nécessairement l’émancipation masculine. Un homme qui rejette le féminisme se prive lui-même d’une libération. En réalité, ce combat est profondément humaniste : il concerne l’humanité tout entière.
Je suis féministe, sans l’ombre d’un doute. Mais je suis aussi convaincue que ce terme, tel qu’il est entendu aujourd’hui, limite la portée du message. Car ce dont il s’agit, ce n’est pas seulement de libérer les femmes, mais de transformer nos rapports humains, de dépasser les binarités imposées, d’unifier le masculin et le féminin au lieu de les opposer. Tant que nous continuerons à enfermer l’égalité dans un mot qui semble n’appartenir qu’à la moitié de l’humanité, nous réduirons sa force.