Chapitre 1
— Et si c’était moi ?
Par où commencer ?
Le début d’un texte est sans doute la partie la plus importante. Il fallait trouver les mots justes. Mais comment choisir des mots assez puissants pour aborder un sujet qu’on croit, à tort, déjà épuisé ?
J’aurais pu commencer en exposant les paradoxes qui m’ont menée vers le travail du sexe. Mais cela aurait-il suffi ? Puisque ce qui choque semble d'avantage capter l'attention, peut-être valait-il mieux débuter de manière crue et directe. Devais-je encore une fois me mettre à nu devant vous ?
Devais-je décrire, sans détour, les détails crus de mes expériences les plus intimes ? Reproduire les paroles obscènes de mes clients les plus exigeants ? Le sexe est, après tout, l’un des plus grands marchands d’illusions. Avec lui, j’aurais sans doute eu plus de chances de vous captiver. Ce serait divertissant, peut-être même excitant. Mais non. Le spectacle est terminé. Le rideau est tombé depuis longtemps. Aujourd’hui, pour la première fois, je peux écrire ce que j’ai toujours dû taire. Et, pour être franche, peu m’importe que mes mots vous séduisent ou vous dérangent.
Je fais partie de ces gens que la vie a tout donné: la santé, un toit, l’amour d’une famille, des amies fidèles, un copain, la chance de me sentir entourée. J’avais tout, et pourtant, je me sentais indigne. Comme si j’avais reçu un cadeau d’une valeur inestimable sans avoir rien fait pour le mériter. C’était une culpabilité étrange, avec laquelle j’avais toujours eu beaucoup de difficulté à composer, jusqu’au jour où je dus me rendre à l’évidence, la situation m’échappait totalement.
C’était à la fin du secondaire. Un cours sur les choix de carrière. Tout le monde semblait savoir où il allait. Moi, je n’avais aucune idée. La question n’était pas ce que j’allais faire dans la vie, mais ce que j’allais faire de ma vie. Pour choisir un avenir, il faut d'abord croire en l’avenir. Or je n’avais aucune confiance en la vie.
Ce jour-là, après la cloche, les élèves sont partis un à un. Moi, je suis restée assise. Pas par rébellion, mais parce que je n’avais aucune raison de me lever. Et soudain, le vide a pris toute la place. Je n’étais pas un danger pour les autres, mais pour moi-même.
La police est venue. Puis la DPJ. J’ai été envoyée en centre d’accueil contre la volonté de mes parents. C’était la Cour qui décidait. Et, paradoxalement, c’est ce qui m’a sauvée. Sans ça, ce jour aurait sans doute été le dernier de ma vie.
Mais en vérité, tout avait commencé bien avant. J’avais cinq ans. Un souvenir précis, gravé en moi : le moment où j’ai appris que la mort était inéluctable. Ce jour-là, ma vision du monde a basculé. Comment les gens faisaient-ils pour supporter cette vérité ? Disposaient-ils d’une force intérieure qui m’était inaccessible ? Ou étais-je trop faible pour vivre avec cette certitude ? Naître, vieillir, perdre ceux qu’on aime, finir par disparaître à son tour — parfois dans la souffrance, et pour aller je ne sais où. Je voulais que tout ça ne soit qu’un rêve, mais ce ne l’était pas. La vie était-elle vraiment un cadeau, ou une illusion qu’on nous imposait ?
J’avais peur et je me sentais vulnérable. Pour la première fois, bien que je ne sois pas seule, un sentiment de profonde solitude m’accaparait. Heureusement, ma mère avait toujours les mots pour me rassurer. Il suffisait de me raconter une belle histoire pour que ma conscience se retrouve à nouveau bercée d’illusions. Mais il y a évidemment une limite à l’apaisement que peut nous procurer la magie des contes de fées.
Plus le temps passait, plus je constatais à quel point la vie foisonnait d’innombrables incohérences et contradictions. Les nouvelles télévisées et la simple vue de toute cette violence bouleversaient quotidiennement ma conscience et me tuaient à petit feu. Chaque scène me contraignait à une interrogation et trop souvent les réponses s’avéraient insupportables.
Ma douleur avait atteint son paroxysme. J’avais mal. Un mal si atroce qu’aucun mot ne saurait décrire. Je ne pouvais me résigner à accepter l’inacceptable. J’en étais malade, profondément atteinte. Soumise à l’intenable sentiment d’impuissance qui m’avait toujours habité, j’avais constamment la sensation insupportable d’être prise au piège dans mon propre corps. Dominé par la peur lancinante de vivre et de mourir, je tentais de respirer tant bien que mal malgré ma trachée écrasée sous le poids du monde. La nuit et le jour se confondaient au point où le temps ne signifiait plus rien, si ce n’est un léger tintement paradoxalement assourdissant. Comment donner un sens à ce qui n’en a aucun ? J’étais complètement désabusé et assoiffé de vérité.
Si la vie était assez cruelle et injuste pour laisser lentement mourir de faim, de soif et de maladie des millions d’enfants, comment pouvait-elle avoir un sens ?
Quelle raison valable pourraient-elles justifier un tel traitement ?
Surtout, sur des êtres aussi inoffensifs que des enfants ou encore des animaux.
L’absurdité de la condition humaine me consternait.
Comment la vie pouvait-elle être à la fois si belle et parfois si impitoyable ?
La mort était peut-être finalement la seule justice.
Facile de croire qu’il existe un sens et une raison à chaque chose lorsque nous sommes épargnés de ce que ce monde a de plus laid à offrir.
Alors, je me suis mise à poser cette question simple : et si c’était moi ?
Si c’était moi l’animal dépouillé sauvagement de sa fourrure alors qu’il est encore en vie ?
Si c’était moi, la fillette mariée de force et violée régulièrement par un homme de trente ans son aîné.
Si c’était moi, condamné à tort et enfermé à vie.
Si c’était moi, étendu dans la rue, rongé par la faim et la solitude.
Si c’était moi, entassé dans un camp de concentration.
Si c’était moi, abandonné dans une décharge, ou vendu à un réseau de prostitution.
Si c’était moi, le cobaye des expériences inhumaines d’un fou.
Y trouverais-je un sens ?
Devais-je tenter de trouver la sagesse d’accepter que je ne pouvais pas tout comprendre ?
Était-ce véritablement de la sagesse ou simplement de la résignation ?
Je me sentais comme un parasite dont l’utilité se limitait à ronger les restes d’une planète lacérée par nos excès.
Qui peut vivre tous les jours coincé entre la vie et la mort ?
Qui peut résister à un tel supplice ?
Et pourtant, au milieu de ce chaos, une certitude m’est apparue : l’être humain n’est pas seulement cruel. Il est aussi capable d’empathie, de bonté. Peut-être même davantage que de violence.
Peu importe notre nationalité, nos croyances, notre culture ou notre religion, la notion du bien et du mal semble toujours au cœur de notre réflexion. Bien qu’elle soit relative à chacun, elle m’apparaissait comme une
« religion » commune à tous, un savoir inné. Peut-être était-ce même la seule vérité.
Nous agissons toujours pour le bien, si ce n’est souvent que pour le nôtre. J’écris ce texte pour tenter d’alléger la souffrance d’autrui parce qu’elle est mienne. Je l’écris donc pour moi.
Je ne pouvais pas savoir avec certitude si Dieu ou une quelconque force supérieure existe vraiment. Je pouvais toutefois affirmer, sans le moindre doute, qu’il existe des êtres humains fondamentalement bons. Pour eux, j’aurais remué ciel et terre afin de rétablir un peu de justice.
C’est ainsi que j’ai choisi d’avoir foi en l’humanité, de croire en l’homme et en ses facultés. Non seulement en celles qu’on lui connaît déjà, mais aussi en celles qui lui sont encore inconnues.
Je compris qu’avoir la foi était essentiel. Attention, cependant, je ne parle pas de religion ici, mais d’une foi spirituelle, consciente et affranchie. Sans foi, il n’y a pas d’espoir. Sans espoir, il ne reste rien.
Tous mes espoirs reposaient donc sur vous.
Vous qui ne jugez pas selon l’apparence ou la richesse.
Vous qui donnez sans attendre, qui aimez sans condition.
Vous qui savez pardonner, qui vivez avec le cœur.
À ceux qui connaissent la véritable valeur d’un sourire ou d’une caresse, la valeur d’un fou rire ou simplement celle de l’odeur d’un feu ou du vent après la pluie.
Vous êtes mon espoir. L’espoir de nous savoir encore capables de penser avec le cœur et non la tête ou l’égo. L’espoir d’être plus que de simples machines de chair et d’os destinés à un trou noir. L’espoir d’un monde qui n’est pas totalement sclérosé et où l’évolution ne tient pas qu’au nouveau iPhone sur le marché. Vous êtes la richesse de ce monde ; la raison pour laquelle je me lève encore le matin. Dire que je n’ai pas de mots pour vous remercier serait immensément faible pour vous dire combien je vous suis reconnaissante d’exister.
Peut-être que je ne changerai jamais le monde. Mais j’avais la possibilité de me changer, moi. J’avais le pouvoir de réviser tout ce qui m’avait été inculqué et ainsi redéfinir qui j’étais vraiment. Accéder au meilleur de moi-même. Cette quête-là était à ma portée.
Du coup, cet ouragan d’impuissance qui m’avait tant importuné semblait s’être calmé. J’apprivoisais la vie, lentement. Seulement, la douleur du monde continuait à peser très lourd sur ma conscience. Mon questionnement sur tout et rien persistait malgré moi. J’avais tout dans la vie pour être heureuse et, paradoxalement, c’est peut-être ce qui me faisait le plus mal. Pourquoi moi, et pas eux ? Chaque fois où je sentais le bonheur monter en moi, je pensais à ceux qui n’y auraient jamais droit.
Jusqu’au jour où quelqu’un m’a dit : « Mariève, si tu veux aider les autres, il faut d’abord t’aider toi. Laisse-toi le droit d’être heureuse. »
C’était simple, mais c’était vrai. Je ne pouvais sauver qui que ce soit si je sombrais moi-même.
Ce jour-là, j’ai commencé à vivre.
Dès lors, ma dette envers la vie est devenue ma mission : honorer ma chance en aidant les autres. Ce ne serait pas facile. Mais c’était le seul chemin juste.
Et dans cette quête, une question revenait sans cesse :
Comment le fondement de notre existence — la sexualité — peut-il être à la fois essentiel et tabou ?
La sexualité a connu mille révolutions, mais les contradictions persistent. Comment l’industrie du sexe peut-elle être l’une des plus puissantes au monde et, en même temps, condamnée partout ? Pourquoi une femme à la sexualité libre est-elle jugée, alors qu’un homme est valorisé ? Pourquoi la vulve choque-t-elle, quand le phallus inspire force et fierté ?
Comment se fait-il que la pornographie soit consommée massivement par des hommes et des femmes qui, parfois dans la même soirée, condamnent avec mépris celles qui travaillent dans cette industrie ? Comment peut-on tolérer que des millions de filles soient excisée, alors qu’aucun homme n’a jamais subi pareille mutilation à grande échelle ? Pourquoi l’étude de la sexualité féminine reste-t-elle négligée, sous-financée, reléguée à des théories approximatives, quand elle touche au cœur même de la condition humaine ?
On a beau dire que la révolution sexuelle a libéré les femmes, la vérité est que les tabous demeurent. La honte, la culpabilité, l’hypocrisie subsistent. La sexualité est un besoin fondamental, mais elle reste voilée de silence, de contradictions et de jugements.
Alors, je me suis demandé :
La controverse autour de la prostitution cache-t-elle quelque chose de plus grand ?
Notre sexualité recèle-t-elle un secret que nous refusons de voir ?