CHAPITRE 8
L’industrie du sexe, qu’on le veuille ou non, est un acteur majeur et d’une grande influence sur l’économie mondiale. C’est actuellement un facteur essentiel aux pouvoirs économiques et politiques des organisations criminelles. L’industrie du sexe est au sommet des marchés économiques mondiaux. Pourtant, une infime part des bénéfices retourne dans les poches de celles qui le mettent en œuvre par leur propre travail, soit les travailleuses du sexe. Comme si ce n’était pas assez, la majeure partie de leur revenu retournera bien souvent elle aussi dans les poches de ces organisations par l’intermédiaire de la drogue.
Par conséquent, tant que les prostituées seront stigmatisées, le manque d’estime et de confiance se reflétera sur leurs habiletés à gérer leur vie, leur argent, leur amour. Plus la perception qu’elles ont d’elles-mêmes sera entachée, plus le retour à un travail « traditionnel » risque d’être épineux. Elles seront toujours plus enclines au proxénétisme. Les dépenses inutiles, l’alcool et la drogue continueront de leur procurer du réconfort, une brève impression de lumière, un trait de couleur redéfinissant pendant un instant l’aspect de cette prison mentale dans laquelle elles ont été laissées pour compte.
Il ne faudrait toutefois pas s’y méprendre. À la différence de ce que l’on peut croire, elles ne sont pas toutes des consommatrices. Plusieurs d’entre elles ne viennent pas non plus de milieux difficiles ; il ne faudrait pas généraliser. Les abolitionnistes aiment d’ailleurs à rappeler des chiffres, jamais remis en question, sur la prostitution.
On a pu ainsi en déduire qu’un grand nombre de femmes prostituées ont été violentées et abusées durant leur enfance. Je ne cherche pas à nier ce fait. Cependant, nous ne pouvons connaître ce nombre que par celles qui sont venues demander de l’aide auprès d’associations. Ce sont donc des statistiques biaisées puisque nous ne savons rien de la vie des autres.
J’ai eu la chance de connaître personnellement plusieurs travailleuses du sexe qui sont pourtant parvenues à tirer leur épingle du jeu et qui ont réussi à terminer leurs études grâce aux recettes générées par l’industrie. Certaines ont pu faire l’acquisition d’une propriété et même bâtir une entreprise prospère. Croire que toutes ces femmes sont vouées à la pauvreté et destinées à un avenir médiocre est un cliché absurde qui ne tient pas du tout compte de la réalité de celles-ci.
Bien sûr, actuellement, ce n’est pas la réalité de la majorité d’entre elles. Toutefois, ces femmes existent bel et bien et elles seraient de plus en plus nombreuses si le contexte social le permettait. Nier ce fait et raisonner en termes de nombres en montrant qu’il y a plus d’esclaves sexuelles que de personnes prostituées consentantes n’est pas non plus un argument valide. De nombreux combats féministes occidentaux sont pourtant indispensables. À titre d’exemple, celui touchant la publicité sexiste où la parité sur les listes électorales ne concernera jamais qu’une minorité de femmes dans le monde.
Par ailleurs, les femmes qui ont subi des violences sexuelles durant leur enfance ne deviennent pas toutes prostituées. Il n’y a donc pas de corrélation entre violences sexuelles durant l’enfance et prostitution.
Au-delà de la question du sexe, il y a encore une fois la question du respect. Les clients et même le personnel manquaient souvent de respect aux filles, que ce soit dans leurs actes ou leurs paroles : « T’es ben laide toi ! T’es ben grosse, tu ne dois pas faire beaucoup d’argent ? T’as quel âge, 70 ans ?… » Les clients et le personnel étaient parfois tellement méchants. J’ai vu plusieurs filles en sanglots au fil du temps et ça me brisait le cœur chaque fois. L’absence totale de respect me paraissait d’ailleurs clairement comme l’une des raisons majeures qui les poussaient à la consommation.
Qui peut travailler dans de telles conditions sans éprouver l’envie d’alléger un peu la situation avec de l’alcool ou autres ?
Personne ne devrait avoir à craindre la violence, le vol, l’humiliation ou l’arrestation. Telle est pourtant leur réalité, et ce, malgré la loi canadienne en matière de prostitution qui prétend les soutenir en ne criminalisant que leurs clients et en invoquant la présomption que les travailleuses du sexe sont des victimes.
Comme mentionné précédemment, notre société ne donne pas sa place lorsqu’il s’agit de stigmatiser et marginaliser la travailleuse du sexe. À peine considérés comme des êtres humains, nous nous sommes même permis de leur retirer une partie de leurs droits, certains pourtant considérés comme fondamentaux.
Ainsi, les droits à la liberté, à la sécurité, à l’égalité et à la protection ont été bafoués. Comme si ce n’était pas suffisant, on leur refuse souvent l’accès aux services élémentaires de santé et d’aide au logement. Vue sous cet angle, pas surprenant que la prostitution soit fréquemment considérée comme de la violence envers les femmes.
Comment s’étonner que la plupart des travailleuses du sexe ne souhaitent que quitter l’industrie alors que les conditions de travail sont absolument déplorables ?
Malgré ce que certains peuvent croire, tout cela a un énorme impact sur la vie des travailleuses du sexe, et sur la manière dont elles-mêmes se perçoivent. Lorsque l’on retire les droits d’une personne, nous ne faisons pas que lui enlever son autonomie, nous lui arrachons aussi une partie de son identité propre.
Lorsque l’on est jugé et condamné par l’ensemble de la société, ça devient extrêmement difficile de croire que l’on mérite d’être aimé, respecté et protégé. Ce qui les rend d’autant plus vulnérables aux belles paroles des proxénètes.
Tout le monde a besoin d’amour, mais où va-t-on le chercher quand l’ensemble de la société nous tourne le dos ?
De plus, la discrimination sociale attise également la violence. Associer prostitution et violence semble inéluctable, comme si le fait de vendre des services sexuels ouvrait forcément la porte à un coup de pied en plein visage. Entre ça et « elle a couru après, elle portait une mini-jupe », il n’y a qu’un pas que l’on ne franchira pas aujourd’hui.
Étant donné que violence et vulnérabilité sont, dans les faits, prépondérantes chez les prostituées, peut-on en déduire que c’est normal d’abuser d’une femme qui vend des services sexuels ?
En liant violence et prostitution, quel message tentons-nous d’envoyer ?
Malgré les apparences, le véritable moteur de toute cette violence n’est pas la vente de services sexuels en soi, mais plutôt le jugement moral qui enrobe encore la sexualité non conventionnelle. Le manque de respect et la discrimination dont elles sont victimes ne sont que les conséquences de notre réprobation.
En acceptant l’idée qu’elles méritent d’être socialement condamnées, on conforte également le raisonnement selon lequel il est acceptable de les mépriser et de les violenter. De manière détournée, nous consentons collectivement au viol physique et psychologique que subissent les prostituées. Ainsi, plus nous stigmatisons les travailleuses du sexe, plus nous cautionnons les abus de pouvoir, la violence, l’humiliation, l’intimidation et le harcèlement.
Si nous, en tant que société, les considérons comme des « sous-humains », comment pouvons-nous être surpris et indignés par le fait que ces femmes soient fréquemment malmenées et traitées comme des objets ? Ce n’est pourtant que la suite logique de notre perception de la travailleuse du sexe.
Comment pouvons-nous nous attendre à ce que les clients traitent les travailleuses du sexe avec respect et considération alors que nous-mêmes, en tant que société, sommes incapables de le faire ? Nous tentons par tous les moyens de sanctionner les clients, surtout lorsqu’ils sont violents, mais d’un autre côté, nous encourageons la haine et la discrimination.
Malgré tout, j’ai longtemps été habitée par un puissant sentiment de pouvoir au cours de ma vie en tant que travailleuse du sexe. Il y a toujours deux côtés à la médaille. Loin de la vision misérabiliste que l’on a habituellement de la prostitution, moi, je me sentais en pleine possession de mes moyens, en position de force. Je travaillais quand je voulais et, surtout, avec qui je voulais. Non seulement j’avais le pouvoir de choisir mes clients, mais j’avais aussi la chance de décider comment les choses allaient se dérouler et même d’en retirer du plaisir si j’en avais envie.
Bien sûr, parfois ce n’était qu’un travail, j'avais hâte que ça finisse et l’activité était simplement mécanique. Bien qu’il me fallait user de beaucoup d’imagination à certains moments, j’amenais souvent quelques variantes qui rendaient la relation plutôt agréable. Si l’on me proposait quelque chose dont je n’avais pas envie, je le faisais savoir à mes clients sans détour et c’était terminé.
Évidemment, puisque je n’y avais jamais été contrainte (psychologiquement, physiquement ou financièrement), je bénéficiais de circonstances des plus favorables. C’était sans doute ce qui me permettait d’avoir autant de contrôle sur la situation, contrairement à d’autres. J’en avais bien conscience.
Chaque personne a ses limites et je crois que c’est là, et uniquement là, que vient la question de respect envers son corps. Se prostituer n’est pas un manque de respect de soi-même tant que nous respectons nos propres limites, quelles qu’elles soient.
Par exemple, un baiser peut être très personnel pour certain et moins pour d’autres. Comme pour les acteurs au cinéma, certains acceptent parfois d’embrasser et d’autres non.
Toutefois, lorsqu’une femme y est contrainte, soumise à la prostitution forcée, imposer ses limites peut s’avérer impossible et le manque de respect envers soi n’a alors plus rien à y voir.
De plus, il peut y avoir un sentiment de valorisation lorsque les hommes vous contemplent. Heureusement, tous les clients n’étaient pas irrespectueux et nombreux sont ceux qui nous couvraient de compliments sur notre physique. Évidemment, j’aurais pu interpréter ça comme une simple forme d’objectification sexuelle.
C’est généralement l’idée que nous entretenons lorsqu’une femme est approchée par un homme dont l’intérêt est uniquement basé sur les attributs physiques de celle-ci. Les féministes abolitionnistes considèrent d’ailleurs la prostitution comme un pilier du patriarcat puisqu’elle permettrait aux hommes de maintenir leur statut de dominants en disposant librement du corps et de la sexualité des femmes.
Cependant, cette conception des choses m’apparaissait clairement basée sur un féminisme lui-même pensé à partir du modèle patriarcal selon lequel les femmes ne seraient pas dans la capacité de disposer de leur corps comme elles l’entendent, soumise à la morale et à la censure. Je crois que l’un des plus grands problèmes entourant la prostitution concerne d’ailleurs la victimisation des femmes par certains groupes féministes. Si vous voulez voir des féministes s’entredéchirer, rien de mieux qu’un débat sur la prostitution. Voilà un sujet où s’affrontent des conceptions du féminisme radicalement opposées.
De plus, la ténacité de cette croyance populaire, selon laquelle une femme ne peut être à la fois belle et intelligente, renforce l’image de la femme-objet engendrée par le patriarcat. Tout ça laisse entendre qu’elle ne peut utiliser son pouvoir d’attraction et ses charmes tout en se servant de son cerveau. Comme si l’on savait d’emblée qu’une belle femme, séduisante et séductrice, était indubitablement dénuée d’intelligence.
Pourquoi le corps et la sexualité féminine ne pourraient-ils pas être valorisés et considérés comme une force plutôt qu’une faiblesse ? La plupart des hommes qui dansent nus pour les femmes se sentent virils, confiants et certainement valorisés par toutes ces femmes qui les désirent et les dévorent des yeux.
Jamais nous n’oserions remettre en question le respect que ces hommes ont envers eux-mêmes. Pourtant, lorsqu’il s’agit d’une femme, c’est tout le contraire qui se produit et la question du respect de soi est aussitôt remise en cause.
Deux séries télévisées québécoises assez récentes portant sur la vie des danseurs et des danseuses érotiques illustrent d’ailleurs merveilleusement cette morale, ce « double standard ».
Il y a d’abord l’émission intitulée « Danseuse », un spectacle pénible où les travailleuses du sexe sont, la plupart du temps, présentées de manière simpliste et stéréotypée. Loin des « spotlights », c’est dans le décor décrépit de la loge des filles, celui d’une « maison » de chambre d’un immeuble crasseux ou d’un bar de région miteux, que se déroule l’émission. Témoignages poignants, pleurs, regrets et souffrance sont au programme.
Aux antipodes de cette émission, il y a la version masculine de celle-ci. La seule prononciation de son titre, « Les dieux de la scène », évoque manifestement cette double norme. Des danseurs viennent à leur tour raconter leur histoire, mais cette fois, dans le décor suave et feutré de maisons de prestige ou encore sur le bord d’une plage ou assis confortablement dans un spa renommé de Montréal. Le reflet d’une vie luxuriante aux allures « glamour » donne le ton au spectacle. Aucun regret ni pleurs, c’est dans la joie et une ambiance de fête que se déroule l’entièreté du programme.
Visiblement, notre perception de la danse érotique masculine n’a rien à voir avec notre vision de la danse érotique au féminin. Depuis toujours, la femme a dû cacher son corps et contenir sa sexualité. On leur a appris la pudeur et la modestie. On a toujours accordé une grande importance à la virginité de celle-ci, mais jamais à celle de l’homme. Notre façon d’envisager une femme qui prend avantage de sa beauté et de sa sexualité comme une femme-objet n’est encore une fois que le prolongement d’une idéologie puritaine et phallocentrique.
Les discours moralistes et conservateurs visant à une stigmatisation des travailleuses du sexe aspirent à un maintien de l’ordre patriarcal au bénéfice des hommes de la classe dominante. Donc, même si certains types d’échanges constituent clairement un gain d’autonomie économico-sexuelle des femmes (contrairement à ce qu’affirme un certain discours misérabiliste abolitionniste), ils n’ont évidemment aucun intérêt à ce qu’ils soient considérés comme tels.
De cette façon, nous sommes assurés que les profits générés par le corps de la femme retourneront invariablement et en quasi-totalité dans les poches de la gent masculine. Non seulement celles des proxénètes et du crime organisé, mais aussi celles des publicitaires qui ne se gênent pas pour utiliser la nudité des femmes pour vendre leurs souliers bon marché, leurs parfums, leurs bières et leurs paires de lunettes griffés, celles des sociétés de production de vidéoclips (surtout dans la culture du hip-hop), où l’on fait d’ailleurs fréquemment la promotion du style de vie du proxénète. Presque entièrement gérées par des hommes, ce sont ces entreprises et ces structures à qui reviennent la majorité des bénéfices engendrés par le corps de la femme.
Comme je disais, lorsqu’il s’agit d’utiliser le corps de la femme pour commercialiser n’importe quel produit cela passe toujours, mais quand une femme décide de montrer et d’afficher son corps librement et en pleine conscience elle est vivement critiquée.