CHAPITRE 7
Cela dit, je ne pourrais parler de sexualité sans parler d’amour.
Au même titre que la sexualité, l’amour a toujours été rigoureusement encadré et il n’échappe pas à notre idéalisme. Nous avons si longuement entretenu la même morale en ce qui a trait à notre conception de l’amour et de la sexualité qu’elle en est venue à nous apparaître comme un ordre « naturel ».
La culture a tendance à ne nous montrer qu’une seule forme de vie sentimentale : en couple, à deux (monogamie, exclusivité), vivant ensemble, fondant une famille, etc., bien que notre conception de l’amour ait été définie de différentes manières selon l’époque, la culture et la religion. La monogamie ainsi que la polygamie (dans certains pays) demeurent dans l’ensemble les deux seules façons autorisées d’envisager nos relations personnelles. La monogamie est l’un des idéaux les plus chers et les plus profondément enracinés de notre culture.
Bien sûr, on arrive aujourd’hui plus facilement à vivre en relation libre sans attiser la colère du législateur ou du moralisateur. Le concubinage est entré dans les mœurs et perd progressivement son aspect condamnable ou revendicatif. On commence lentement à tolérer l’existence de couples homosexuels. Mais il reste que les choses sont loin d’être aussi simples qu’elles le sont de prime abord.
Ce n’est pas d’hier qu’une remise en question de la norme monogamique se fait sentir. Seulement, nous vivons dans un système patriarcal, avec des mécanismes et des croyances qui nous façonnent tous (à divers degrés). Ce n’est pas parce que l’on découvre et que l’on réalise ces différentes possibilités amoureuses que ces mécanismes et ces croyances se volatilisent comme par magie. La pensée monogame hétéronormative est ancrée dans notre mode de pensée. Remettre en question des modèles de pensée aussi puissants que ceux de l’église, les mêmes qui ont pris le contrôle de l’État, la justice, le pouvoir et les sciences pendant des siècles, sera loin, infiniment loin d’être chose aisée.
Il n’existe actuellement que très peu de recherches sur les relations polyamoureuses. La majorité des études menées jusqu’à présent semblent plus favorables à la monogamie.
La littérature foisonne d’écrits faisant ressortir les obstacles et les aspects négatifs que vivent les personnes qui n’adhèrent pas à la monogamie. Ce qui, par le fait même, finit par enlever beaucoup de richesse aux expériences positives des personnes polyamoureuses. En fait, la philosophie polyamoureuse et les relations libres en général représentent un « danger » pour le modèle relationnel le plus répandu dans les sociétés humaines : une monogamie enchevêtrée dans le capitalisme et le patriarcat. Ce qui explique d’ailleurs la quasi-absence d’études sur le sujet, ainsi que sur la parentalité polyamoureuse, configuration qui ébranle le modèle de la famille nucléaire.
L’activité sexuelle et le cadre amoureux doivent demeurer unitaires sans quoi l’assise de leur pouvoir risque d’être grandement ébranlée. De plus, remettre en cause ces idéaux ouvre potentiellement la porte à une remise en question de plusieurs dogmes et autres questions fondamentales. Quels seraient donc les avantages pour l’Église à encourager et normaliser ces concepts ?
Libertinage, non-monogamie, polyamour, amour libre ; les relations libres ont tendance à être stigmatisées et ont rarement été associées à une vie vertueuse au cours de l’histoire. La chasteté et la fidélité, voilà les assises de l’amour. Bien que cette représentation soit d’un esthétisme incontestable, elle ne représente qu’une fraction de la réalité. Je crois qu’il y a en fait de multiples façons de vivre sainement nos relations interpersonnelles. Dire que tout le monde appréhende l’amour et la sexualité de la même façon équivaut à croire que nous avons tous la même personnalité, les mêmes fantasmes, les mêmes désirs et aspirations.
Pourtant, rien n’est semblable à rien dans ce monde. S’il s’avère que chaque être vivant est différent de tous les autres êtres vivants, alors la diversité pourrait bien être le fait irréductible de la vie. Seules les variations sont réelles et cette réalité s’applique aussi à notre conception des relations humaines dans leur ensemble.
Presque tout le monde semble convoiter le grand amour, celui qui dure toute la vie, celui qui ne s’épuise jamais. Nous avons tous été amenés à croire que c’est ce que l’on veut, que c’est ce à quoi nous sommes destinés. Toutefois, l’amour est équivoque et n’a de véritable sens qu’aux abords du cœur de celui qui le vit. Il ne s’agit pas de se résigner à accepter l’échec du couple à long terme, bien au contraire. En amour comme en amitié, les sentiments qui durent toute la vie, c’est possible.
Seulement, nous ne sommes pas tous conçus pour être heureux au sein d’une relation monogame. La monogamie peut être tout à fait naturelle pour certains et s’avérer absolument insupportable pour d’autres. De plus, rien ne garantit que le type de relation qui nous convient dans le moment présent nous conviendra toujours dans le futur.
Les gens changent, ils évoluent. On ne peut jamais être assuré qu’une relation amoureuse satisfaisante le sera encore dans un avenir plus ou moins rapproché. Cet idéal créé des attentes et des déceptions inutiles. Il discrédite et déshonore toute relation qui ne concorde pas avec celui-ci alors que ce sont justement ces relations qui nous font grandir et évoluer. C’est pourquoi j’estime qu’il est grand temps de concevoir de nouveaux modèles qui prendraient en compte la possible dissociabilité du spirituel et du charnel, du désir affectif et du désir sexuel.
Le mariage est la représentation d’un amour éternel et inconditionnel. Bien que cet idéal soit esthétique, il ne représente certainement pas le flot instinctuel et pulsionnel habitant chaque être humain. À moins que l’adultère ou la simple infidélité (à défaut d’être marié) ne soit que le portrait de l’exception. Une œuvre abstraite arborant le mur de l’illégitime et de l’insolite ! Glissez le mensonge sous une couette ornée de perles et de diamants, et il n’en sera pas pour autant changé.
Dans nos sociétés, où le poids de la morale modelé par les cultes est si puissant et persistant, que l’on soit ou non croyant, nous avons tendance à en faire nos idéaux de vie et à accorder une confiance quasi aveugle aux modèles présentés. Dans le but d’être le plus « normé » possible, nous cherchons à entrer dans le moule. Il n’y a pas à dire, l’imaginaire social joue un rôle fondamental dans la formation des représentations que l’on a du sentiment amoureux. Nous avons une propension à croire que si ces modèles ont résisté aux siècles c’est qu’ils ont assurément une certaine valeur. Cette vision unilatérale de l’amour que nous tentons d’entretenir depuis toujours nuit aux autres types de relations qui peuvent pourtant être salutaires pour bien des gens. Pour plusieurs (hommes et femmes), l’amour n’est pas un prérequis pour atteindre l’orgasme.
L’attirance physique, sexuelle et affective forme parfois un trio inséparable. Cependant, ce n’est pas la réalité de chacun d’entre nous. Bien que cela puisse paraître étrange aux yeux de certains, l’un ne va pas nécessairement sans l’autre. Les institutions religieuses et la « morale » semblent valider ou imposer l’idée que le sexe et les sentiments sont indissociables. Néanmoins, dans la réalité, rien n’est moins sûr. Imposer l’idée que l’amour et le désir sexuel sont indissolublement liés aboutit simplement à nous mettre en face d’une équation impossible.
Pour moi, l’attirance romantique et sexuelle n’a rien d’indissociable. Les sentiments et l’attirance physique n’ont jamais été essentiels pour parvenir à l’orgasme. J’ai toujours été attiré sexuellement par des hommes bien plus âgés que moi. Par contre, l’attirance physique et émotionnelle n’a jamais été au rendez-vous. L’apparence physique et l’absence de sentiments ne font pas obstacle à mon plaisir. Pourtant, en ce qui a trait à ma vie amoureuse, c’est tout le contraire qui se produit. L’aspect physique occupe une place importante et, bien que les sentiments soient facultatifs lors d’une relation purement sexuelle, ce n’est aucunement le cas lorsqu’il s’agit d’une relation amoureuse.
C’est pourquoi il est tout à fait possible pour moi d’avoir une relation sexuelle satisfaisante avec un homme dont le physique et la personnalité n’ont rien d’attractif, mais impossible d’avoir une relation amoureuse satisfaisante si les sentiments et l’attirance physique n’y sont pas.
Contrairement aux apparences, l’attirance physique, sexuelle et émotionnelle n’est pas toujours indissociable. Le comportement, l’attraction et l’identité ne sont pas indéniablement alignés. Il est même tout à fait possible d’avoir de l’attirance physique pour un sexe et de l’attirance émotionnelle (amour) pour l’autre sexe, tout comme on peut avoir des sentiments pour plusieurs personnes en même temps. Il n’y a pas qu’une seule façon d’aimer, comme il n’y a pas qu’une seule façon de vivre sa sexualité sainement. En réalité, les possibilités sont nombreuses.
La monogamie n’est pas une fatalité, la non-monogamie non plus. Certaines personnes y trouveront leur compte, d’autres, non. Certaines personnes vont opter pour ce mode relationnel à vie et d’autres y reviendront seulement par périodes. Il faut résister à la tentation de moraliser ces différentes possibilités relationnelles et plutôt tenter de les comprendre. Si nous ne sommes pas heureux dans une relation monogame, mais que nous restons tout de même dans cette relation, n’est-ce pas face à nous même que nous sommes infidèles ?
Quoi qu’il en soit, les répercussions d’une vie sexuelle insatisfaisante sont loin d’être négligeables. Spirituellement, d’un point de vue non dogmatique, le polyamour peut être bénéfique pour la croissance de l’être et même être salué en raison de l’absence d’hypocrisie. Bien que plusieurs puissent certainement s’épanouir pleinement dans une relation purement monogame, nombreux sont ceux et celles qui se servent (consciemment ou inconsciemment) de cette notion d’exclusivité comme bouclier.
C’est précisément par cette idéalisation de la vie amoureuse, cette uniformisation de notre notion de l’amour que l’on réconforte, perpétue et normalise des sentiments comme la jalousie, la possessivité, la dépendance, l’insécurité, le manque de confiance, le goût de l’appropriation et la peur de vieillir seul. L’appropriation de l’autre est même devenue naturelle et, sous le couvert de l’amour, plusieurs laissent libre cours à ces sentiments que l’on tente pourtant d’évincer de nos vies. Des sentiments qui ne font rien d’autre qu’envenimer et même pervertir nos relations humaines. La monogamie ne devrait jamais être une contrainte. L’être humain souffre de cet amour préfabriqué.
Qu’advient-il de la sexualité de tous ces hommes (et ces femmes) pour qui la vie de couple n’est pas envisageable ?
Qu’advient-il de ceux et celles pour qui monogamie et bonheur sont incompatibles ?
On a d’ailleurs fréquemment tendance à penser qu’il n’y a que la gent masculine qui souhaite réellement vivre une relation libre. Tout comme nous avons toujours l’impression que ce sont les hommes qui trompent leur conjointe à la première occasion possible. Pourtant, les statistiques prouvent que les femmes sont désormais presque aussi nombreuses que les hommes à avoir des relations extraconjugales.
En dépit des apparences et malgré les tabous ancestraux encore persistants, de plus en plus de femmes s’assument dans leurs envies de nouveauté et de liberté. Les cadres normatifs et les pratiques de l’intimité, amoureuse ou érotique, ont fait l’objet de transformations importantes dans les sociétés occidentales et contemporaines. Bien des femmes hésitent moins que par le passé à adopter certains comportements réputés jusque-là masculins : multiplication des partenaires, échangismes, films X, découvertes de nouvelles pratiques sexuelles, etc. J’ai d’ailleurs été témoin de ce changement. Quand j’ai commencé à travailler dans l’industrie, la clientèle féminine se faisait plutôt rare. Cependant, plus le temps passait, plus les femmes étaient nombreuses à venir nous voir et pas seulement en tant que spectatrices. Plusieurs n’hésitaient pas à réclamer nos services.
Ces hommes et ces femmes sont d’ailleurs souvent pris dans un dilemme. D’un côté, la femme veut un homme honnête qui lui fera part de ce qu’il attend de la relation. Seulement, lorsque la vérité déroge de ce qu’elle a envie d’entendre, c’est une autre histoire.
Gare à celui qui osera avouer ses véritables intentions si celles-ci ne collent pas avec l’idée d’une relation sérieuse et à long terme. Lorsqu’il décide alors de se tourner vers une prostituée, c’est maintenant au tour de la société de le condamner juridiquement ou moralement.
La femme libertine ou celle qui souhaite vivre l’amour libre, quant à elle, devra aussi faire face aux préjugés. Une dévergondée, une croqueuse ou mangeuse d’hommes, une salope, une fille facile, la société ne manque pas d’imagination lorsqu’il s’agit de dépeindre le portrait de la femme libérée.
La définition du mot libertin étant directement liée à une vie dissolue, corrompue, malhonnête et pervertie, le plaisir purement sexuel dénué de sentiments est encore loin d’être à l’abri des foudres du traditionalisme. Les relations non monogames ne sont pourtant ni une tromperie ni un adultère déguisé. Il faut un sacré degré de confiance et de respect pour pouvoir se l’autoriser. L’amour s’écrit à deux, mais peut aussi s’écrire au pluriel et de multiples façons. Même le célibat peut parfois s’avérer bénéfique pour certains. Les gens devraient être libres de choisir leur scénario.
Pendant des siècles, la place de la femme dans la société a été codifiée par les hommes : son rôle était de rester à la maison, de s’occuper de ses enfants et de son mari. Quand elle pouvait travailler, seules certaines occupations exclusivement féminines lui étaient accessibles. Ce qui, par le fait même, contribuait à réduire au maximum les occasions de commettre l’adultère. Évidemment, l’infidélité féminine, dans une moindre mesure, a toujours existé, mais elle représentait un tabou, un secret, alors que les hommes se sont toujours vantés de leurs conquêtes amoureuses.
Au fil du temps, la place de la femme a évolué selon les époques et les pays. D’ailleurs, jusqu’à très récemment (et c’est encore le cas dans certains pays), une femme qui trompait son conjoint était vue comme une moins que rien et sévèrement punie par les hommes et la société en général, incluant les autres femmes, ce qui n’est heureusement plus le cas aujourd’hui.
Avec l’émancipation des femmes et l’égalité des sexes, sans oublier l’accès pour toutes à la contraception, la perception de la sexualité féminine a connu elle aussi des changements majeurs. Les femmes réclament l’égalité dans tous les domaines de leur vie : leur travail, leur salaire, leur valeur dans la société, mais également dans le domaine de la sexualité. Pourquoi ce qui est depuis toujours permis (ou toléré) pour les hommes devrait-il leur être interdit sous prétexte qu’elles sont des femmes ?
De plus, traditionnellement, on a toujours cru que les femmes qui s’impliquaient dans une relation sexuelle avaient certainement des sentiments pour leur amant ; contrairement aux hommes pour lesquels on estimait qu’il s’agissait plutôt d’une recherche de plaisir ponctuelle. Pourtant, la libido féminine aussi affiche des tendances omnivores. Le désir est chez la femme un moteur puissant et sous-évalué dans de nombreuses sociétés. À l’instar de celui de l’homme, le désir féminin à la base n’est rien de plus qu’animal et la recherche scientifique a su mettre en évidence quelques vérités sur la réalité de son désir.
Bref, nous protestons contre les dogmatismes, mais nous restons frileux quand il s’agit de parler de nos vies intimes. Bien sûr, l’égalité économique et sociale est essentielle, mais est-elle réellement suffisante ? Une société est d’abord constituée d’individus et, pour que l’édifice social soit résistant, les gens doivent en premier lieu être complets et heureux. Pour cela, nous devrons tous réfléchir sur le sens de ce bonheur. Ainsi, peut-être parviendrons-nous, un jour, à laisser place à un comportement moral qui assurera l’épanouissement libre et entier de chaque individu. L’amour libre en est certainement l’un des éléments constitutifs, mais il nous reste encore une longue route à faire.
Par conséquent, l’impact va bien au-delà de la couchette et bien au-delà de ces petites soirées frivoles à laisser libre cours à toutes nos fantaisies. C’est notre avenir que la sexualité influence et sur tous les plans. Entretenir les malaises, la honte et la culpabilité ne fait qu’engendrer l’insatisfaction. Les préjugés et les non-dits de la société dictent sournoisement non seulement le comportement sexuel des femmes en général, mais aussi celui des travailleuses du sexe et même parfois celui des hommes.
Ce n’est donc pas seulement notre manière de percevoir les prostituées qui les façonne ainsi, mais notre regard sur la sexualité tout entière. La prostituée est à l’image de celle-ci.
Malgré les nombreuses mesures législatives prises pour ou contre la prostitution, la prostituée reste dans l’imaginaire collectif une personne vile et méprisable, tantôt victime. Depuis 2000 ans, la prostituée porte la faute et continue de le faire.
Ce qui rend la tâche des travailleuses du sexe beaucoup plus ardu, ce n’est pas le travail en soi, mais plutôt les tabous qui l’accompagnent. Nous en avons fait les martyres, les souffre-douleurs de notre propre « disgrâce ». Nous avons rejeté sur elles ce que nous n’acceptons pas de nous-mêmes. Elles ne sont pas esclaves de l’irrépressible pulsion sexuelle masculine (bien qu’elle le soit en apparence), mais plutôt esclaves d’une mentalité puritaine et conservatrice.
Esclave d’une idéologie qui a toujours occulté et réprimé les désirs féminins. Esclaves d’un monde où la suprématie masculine reste universelle et d’un système créé par les hommes et pour les hommes. Mais pas pour n’importe quels hommes, ceux à la tête de la hiérarchie mondiale. Les seules à bénéficier réellement de cette quasi-dictature représentent une infime partie de l’ensemble de la population.
Le sexisme est une arme contre nous tous. L’homme, le simple citoyen, se voit certainement lui aussi avantagé par cette hiérarchisation des sexes, si bien qu’il ne voit pas d’intérêt à soutenir le féminisme. Seulement, les conséquences économiques, sociologiques, politiques et environnementales (indirectement) qu’elles entraînent sont loin de n’être que le lot des femmes. Ainsi, ce n’est plus seulement une question de « droits de la femme », mais bien des droits de l’homme (des droits de la personne).