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                                                                                     CHAPITRE 3

 

 

 

 

Au départ, je n’avais pas tellement conscience de ce que ma démarche impliquerait, et heureusement. Je désirais surtout obtenir des réponses à mes questions. De plus, je croyais, assez naïvement, que le simple fait de réussir financièrement en tant que travailleuse du sexe suffirait à prouver (surtout à moi-même) qu’il était possible de travailler dans ce milieu sans nécessairement tomber dans la déchéance. Qu’il était possible de faire des travailleuses du sexe, des femmes fortes, accomplies, prospères et heureuses. J’espérais ainsi inspirer quelques femmes qui, à leur tour, sauraient en inspirer d’autres, afin qu’un jour nous puissions peut-être retourner les profits de ce travail vers celles qui le mettent en œuvre plutôt qu’accroître les bénéfices des proxénètes et du crime organisé.

 

J’avais conscience que tout ça semblait relever de l’utopie, mais la question était d’abord de savoir pourquoi. Les premières années, j’étais si optimiste, si motivée et emballée par mon objectif que rien ni personne n’aurait pu me faire dévier de la route que j’avais choisi de prendre. J’avais un but et j’allais l’atteindre, quoi qu’il m’en coûte.

 

Jamais de toute ma vie je n’avais senti une telle force intérieure. Je me sentais invincible. L’argent rentrait comme jamais auparavant et je voulais en faire quelque chose de constructif. J’ai donc commencé par m’acheter une voiture neuve que je finis de payer en totalité en à peine quelques mois. Peu de temps après, je faisais l’acquisition d’une maison. Comme tout se déroulait comme je l’avais prévu, je pouvais donc passer à l’étape suivante  : amasser suffisamment d’argent pour démarrer mon entreprise. Tout allait bien jusqu’à ce que je réalise peu à peu l’ampleur du projet dans lequel je m’étais engagée.

 

Je pris soudainement conscience que le chemin que j’avais emprunté jusqu’à maintenant était sans doute le meilleur si je souhaitais obtenir des réponses à mes questions et acquérir une certaine crédibilité. Je ne voyais pas comment j’aurais pu m’avancer sur un terrain aussi glissant que celui de l’industrie du sexe sans jamais y avoir mis le pied. J’étais d’ailleurs sidéré de voir autant de gens émettre leur opinion et tenter d’imposer des lois dans un domaine où la grande majorité d’entre eux n’ont aucune véritable expérience sur le terrain et vivent à des années-lumière de la réalité des travailleuses du sexe. Comment légiférer de manière à améliorer concrètement leurs conditions de travail tout en accordant si peu de considération à l’opinion des personnes concernées (soit les travailleuses du sexe elles-mêmes) ?

 

 

Quoi qu’il en soit, je devais me rendre à l’évidence. Peu importe mes moyens financiers, jamais l’argent ne suffirait à lui seul pour créer l’effet de levier nécessaire au changement. En fait, tout l’argent du monde n’aurait pas suffit à amorcer ne serait-ce que le début de quoi que ce soit. Était-il réellement possible de faire des travailleuses du sexe des femmes fortes, libérées, indépendantes et prospères ? Bien sûr que oui. J’en étais moi-même la preuve vivante. Toutefois, comment envisager véritablement cette possibilité dans un tel contexte social ?

 

En fait, l’unique raison pour laquelle j’avais réussi à atteindre mes objectifs personnels et financiers jusqu’à maintenant reposait sur le seul fait que la majorité du temps mes réflexions en rapport avec l’industrie du sexe, la sexualité elle-même et la femme en général n’avaient rien à voir avec le courant de pensée actuel. 

 

C’est donc à ce moment précis que tout est devenu clair pour moi. Écrire était absolument indispensable. Comment accéder au changement sans d’abord faire un retour sur ce qui anime notre conception de la sexualité et tout ce qui s’y rattache ? La misère psychologique, physique et économique dans laquelle sont plongées de nombreuses travailleuses du sexe n’était en fait que la pointe de l’iceberg. La conséquence directe d’une stigmatisation et d’une morale puritaine qui perdure depuis la nuit de temps. Je réalisais que la polémique qu’entraîne la prostitution va bel et bien au-delà de ce qu’elle sous-entend.

 

Je me suis donc mise à l’écriture. Évidemment, je savais que tout ça avait un prix. Non seulement je risquais de m’attirer les foudres de nombreuses personnes (hommes et femmes), mais aussi celles des communautés religieuses et de certains groupes féministes. Ma réputation risquait peut-être d’être ternie. 

 

Si aussi peu de femmes osent s’élever devant l’hypocrisie puritaine entourant le travail du sexe, ce n’est pas sans raison. Qui a vraiment envie d’être jugé et condamné ? De plus, je savais pertinemment que cette tentative d’écriture risquait de se résumer à un simple coup d’épée dans l’eau. Par contre, pour moi, y jeter un regard neuf et pleinement désintéressé était crucial.

 

Ainsi, j’écrivais dès que j’avais un peu de temps libre. J’aimais bien écrire durant mes pauses. Quand il n’y avait pas de clients, j’allais à ma voiture et je sortais mon ordinateur portable. 

 

Au début, tout se passait bien, mais plus le temps passait, plus les choses devenaient compliquées. J’avais mal évalué la complexité du travail qui m’attendait ; mal évalué l’impact que ça aurait sur moi et sur mon cœur. De plus, je n’avais aucun talent particulier pour l’écriture. Dire que je partais de loin est un euphémisme !

De manière assez paradoxale, l’écriture était pour moi une délivrance et à la fois une torture de l’esprit. Coucher ainsi sur papier toutes les raisons et les injustices qui m’avaient poussé sur la voie du travail du sexe faisait monter en moi des émotions d’une puissance inégalée. La personne que je devais être au travail était aux antipodes de celle que j’étais devant mon écran d’ordinateur. La légèreté du discours que je devais entretenir avec les clients, combiner au poids excessif des mots lors de la rédaction de ce texte rendait mon travail au club plus laborieux. Je sentais parfois mon combat à l’image de celui de David contre Goliath. Plus mon sentiment d’impuissance gagnait du terrain, plus ma vulnérabilité en gagnait aussi.

 

La force intérieure que j’avais auparavant s’est peu à peu estompée, laissant place à l’affliction et à l’indignation. J’étais assise aux premières loges d’un spectacle auquel je n’avais plus la capacité d’assister.

 

Ayant obtenu l’information nécessaire à la compréhension des problèmes sous-jacents au travail du sexe, et l’argent n’étant plus un outil utile à l’étanchement de ma soif de changement, l’intérêt que j’avais à travailler dans ce milieu s’est complètement dissipé.

 

Ainsi, composer avec l’écriture et les clients est rapidement devenu insupportable. Dénoncer le sexisme, la stigmatisation et l’hypocrisie qui entourent le travail du sexe tout en gardant le sourire malgré l’attitude et le regard condescendant des clients, du personnel et de la société en général relevait de l’exploit. Plusieurs osaient même me faire la morale alors qu’ils étaient là en érection devant mes consœurs défilant en tenue légère. C’était l’absurdité à son comble ! J’étais la victime, tantôt le mal incarné. Pourtant, je ne causais de tort à personne. Jamais je n’avais fait de mal à mes clients ni physiquement ni psychologiquement, mais je devais tout de même porter la faute.

 

Je n’avais aucune difficulté à partager mon corps. Je ne m’étais jamais senti abusé physiquement, mais la violence psychologique à laquelle je devais faire face tous les jours était d’une brutalité sans borne. Manquer de respect aux travailleuses du sexe, les traiter comme si elles étaient des déchets de la société, une classe à part, est tout à fait normal et légitime dans notre monde. Détruire l’estime personnelle de celles-ci est une tendance généralisée et entièrement cautionnée par la société. 

 

 

Même le terme « prostituée » lui-même invite au manque de respect. En effet, « prostitué » tire son origine du mot latin « prostituere » qui signifie exposer aux yeux, salir ou encore avilir. Les synonymes qui en découlent tel que pute, catin, pétasse, pouffiasse… n’ont guère de quoi inciter davantage le respect.

 

Même au niveau juridique, ils ont choisi de différencier les travailleuses du sexe des autres femmes. Leurs droits sont généralement très limités et la protection que leur accorde l’État n’a rien à voir avec celle d’une femme dite « normale ». Souvent considérées comme des « sous-humains » aux yeux des gouvernements, comment s’étonner qu’autant de gens se permettent de les mépriser ainsi ! Prenons pour exemple le cas de Marylène Lévesque, cette jeune femme de Québec, qui avait été froidement assassinée par un détenu ayant tiré profit d’une libération conditionnelle. L’individu avait été incarcéré pour avoir tué sa femme à coups de marteau. Le risque de récidives ayant été jugé « trop élevé » pour lui donner le droit de fréquenter des femmes dites « normales », une « stratégie » avait été développée afin de permettre à cet individu d’assouvir ses besoins sexuels avec des prostituées.

 

C’est exactement comme si l’on disait que cet homme est trop dangereux pour qu’on le laisse seul avec une simple citoyenne. Par contre, s’il s’agit d’une travailleuse du sexe, ce n’est pas bien grave ! Comment expliquer une telle pratique de la part du système judiciaire ? Bien sûr, ce n’est qu’un exemple parmi tant d’autres. Tout ça illustre parfaitement l’ampleur des injustices à laquelle les travailleuses du sexe doivent faire face.

Tout ça prend une tournure encore plus incroyable quand on pense à l’adoption du Projet de loi C-36, qui est la Loi sur la protection des collectivités et des personnes victimes d’exploitation, selon laquelle l’achat de services sexuels doit être considéré comme un crime.

Selon la Commission des libérations conditionnelles du Canada, l’achat de services sexuels est donc un crime, sauf s’il s’agit d’assouvir les besoins sexuels d’un criminel qui n’a pas le droit d’accès à une femme « normale ». Depuis 1929, les femmes sont maintenant considérées comme des personnes, mais qu’en est-il des travailleuses du sexe ?

 

 

Un soir, alors que je me rendais au travail, tout s’est effondré. À cet instant même, j’ai su que je ne pouvais en supporter davantage, c’était terminé. Non pas parce que mon travail était trop difficile, mais parce que le poids du jugement de la société était beaucoup trop lourd à porter. Malgré toute ma bonne volonté et mon envie pressante de changer le cours des choses, l’étiquette de « femme déchue » que l’on s’acharnait à m’imposer a fini par avoir en partie raison de moi. J’avais toujours su faire face aux injustices auxquelles j’étais quotidiennement confronté, mais cette fois, c’en était trop.

 

Je n’étais pourtant l’objet de personne et encore moins une victime de la supposer irrépressible pulsion sexuelle de l’homme. J’étais victime du jugement et de la discrimination de la société. J’étais bâillonnée, enfermée derrière l’image de la femme déchue et méprisable qu’est celle de la prostituée. J’ai dû me réduire au silence et m’inventer une vie nombre de fois. Non pas parce que j’avais honte de mes actes, mais plutôt pour ne pas déshonorer les gens autour de moi ; pour alléger l’esprit des autres. Prendre une pause était inévitable. 

 

Je me suis donc mise à peindre. Dans le silence et la solitude, on entend plus que l’essentiel et c’est précisément ce dont j’avais besoin. N’ayant plus la capacité d’accomplir quoi que ce soit d’autre, j’ai dû rester cramponner à mon chevalet pendant près de deux ans.

 

Je dois avouer en toute humilité que je finis par presque tout perdre. Puisque je n’avais plus les moyens de payer les assurances, j’ai dû commencer par vendre ma voiture. Ensuite, ce fut au tour d’une partie de mes meubles. N’arrivant plus à payer seule mon hypothèque, j’ai dû mettre le logement du sous-sol en location. Puis, je finis par louer aussi la chambre principale à l’étage. J’étais maintenant confiné à la plus petite chambre dans ma propre maison. Tout l’argent que j’avais mis de côté a fini par s’envoler. Mes dépenses étaient réduites au maximum. Je dormais sur un matelas à même le sol et je devais aller chercher ma nourriture dans un centre d’entraide.

 

Évidemment, ce n’était pas la partie la plus facile de ma vie. C’était sans doute le prix à payer pour un peu de vérité. La piètre estime personnelle des travailleuses du sexe est le dernier des soucis de ce monde et leur situation, souvent précaire, n’en est que l’évidente conséquence. 

 

Toujours dans l’ombre d’une morale douteuse pourtant glorifiée à l’excès, comment garder la tête haute quand l’ensemble de la société s’évertue à constamment la rabaisser ?

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