CHAPITRE 2
Que la prostitution soit un mal nécessaire, une fatalité, un phénomène de société ou un métier, elle reste une réalité. Une réalité non négligeable si je souhaitais réellement comprendre les raisons d’une sexualité aussi ambiguë. L’industrie du sexe étant un milieu assez clos, je compris aussitôt à quel point il serait difficile d’établir une hypothèse valable sans me plonger moi-même dans cette apparente noirceur qu’évoque l’industrie.
Comment pourrais-je véritablement saisir ce qui s’y passe sans même l’avoir vécu ?
De plus, j’avais de la difficulté à comprendre pourquoi le travail du sexe semblait presque invariablement mené à une vie « dissolue » ainsi qu’à une situation financière précaire.
J’avais une idée sommaire de ce qui s’y tramait. Cependant, je devais la vérifier sans quoi elle demeurerait sans fondement. Ce qui se trouvait dans les livres de sexologie et autres m’éclairait beaucoup. Toutefois, la sexologie ayant presque toujours été l’apanage des hommes, et l’information étant la plupart du temps influencée par le courant de pensée actuel reposant lui-même sur certaines doctrines, certains dogmes, je ne pouvais m’y restreindre.
J’avais la chance d’être encore jeune, relativement jolie et en parfaite santé. La chance de vivre dans un pays où les femmes ont droit à la liberté d’expression et la fortune d’avoir des parents aimants et bienveillants. C’est donc avec toute la sincérité du monde, la détermination et le courage que je pus trouver dans chaque recoin de mon être, au risque d’être durement jugée et même ridiculisée, que j’allais entrer dans le monde interlope de la prostitution.
Puisque j’agissais de mon propre gré, il n’était évidemment pas question d’exploitation sexuelle. Je croyais d’ailleurs que faire la distinction entre exploitation sexuelle et travail du sexe était sans doute l’un des points les plus importants à mettre en lumière, mais nous y reviendrons un peu plus tard.
La relation entre une prostituée et son client étant une relation entre adultes consentants, quelles raisons peuvent donc justifier une telle réprobation sociale ?
Serait-ce le résultat de cette peur ancestrale selon laquelle la démocratisation d’une sexualité dénuée de sentiments pourrait potentiellement troubler l’ordre social établi ?
Les stigmates que porte la travailleuse du sexe sont-ils dus à sa sexualité hors des finalités de procréation et d’union ?
Le charnel et l’émotionnel doivent-ils absolument demeurer unitaires en toute circonstance ?
Peut-être était-ce dû au fait de monnayer un service sexuel ?
Puisque tout le monde travaille pour de l’argent, pourquoi est-ce mal lorsqu’il s’agit des travailleuses du sexe ?
Monnayer un service, n’est-ce pas la base de tout commerce ?
Les « abolitionnistes » considèrent que le travail du sexe consiste à « vendre son corps ». Cependant, vendre un bien c’est le céder et ne plus en disposer. Alors que moi j’étais toujours libre de disposer de mon corps comme bon me semble. Mettre légalement ses caractéristiques physiques à profit (cerveau, beauté, robustesse, muscles) c’est pourtant ce que font les travailleurs de force, les travailleurs intellectuels, les acteurs, les danseurs professionnels, les mannequins et autres.
Alors pourquoi était-ce différent lorsqu’il est question du travail du sexe ?
Avais-je le droit de faire ce que je voulais de mon propre corps sans être systématiquement condamné par la société ou par l’État ?
Ma chair était-elle la propriété de l’État sans que je ne le sache ?
Comme j’avais choisi de remettre en question tout ce que l’on m’avait inculqué, j’étais ardemment désireuse de comprendre pourquoi j’avais une image aussi terne de toutes ces femmes de la nuit.
Pourquoi étaient-elles autant sollicitées que stigmatisées ?
Pourquoi les prostitués sont-ils presque tous des femmes et pour quelles raisons seul l’homme semble-t-il y prendre plaisir ?
Étaient-elles victimes de l’irrépressible pulsion sexuelle de l’homme ou encore d’ignobles vipères simplement là pour la tenter ?
Mon jugement à l’égard des travailleuses du sexe n’était finalement basé que sur de simples présomptions.
Je ne voyais aucune raison valable de ne pas le faire ni même d’y prendre plaisir, ne serait-ce que pour des principes purement moraux. La morale étant, à mon sens, trop fréquemment empreinte de savoirs religieux, un produit social provisoire et éphémère, un idéal fondé sur la division des classes et au service de celles qui dominent. Lui permettre de faire entrave à mes intentions était hors de question.
Les prostituées sacrées et les courtisanes royales des civilisations antiques en sont le parfait exemple. L’ajout du caractère « sacré » justifiait les actes. La prostitution était digne d’un respect absolu, mais n’était respectable que dans la mesure où elle ne profitait qu’aux nobles, à la haute société. Quelle flagrante double morale !
« Puis, il y a l’homme ordinaire qui, lui aussi, à sa façon, a trouvé un moyen légitime d’avoir recours aux prostituées. L’homme honnête semble facilement oublier qu’il ne peut exister de prostituées sans clients. Bien sûr, le client paie, et souvent très cher, les services que lui rend la prostituée. C’est certainement dans ce geste que se trouve la clé de tant de bonne conscience. Le client, en payant, d’une certaine façon, rachète sa faute et s’en absout. Seule la femme garde l’argent du « péché ». À elle de supporter maintenant tout le poids de la honte et de la condamnation » (Extrait de La mondialisation des industries du sexe, Richard Poulin).
Si personne n’y est contraint ou blessé d’aucune façon, où est donc le mal ? Les clients ne s’y rendaient tout de même pas sous la menace ! De plus, personne ne m’avait influencé d’une quelconque manière, rien ne m’y obligeait. Je ne me trouvais affecté d’aucune difficulté financière ou liée à la consommation de drogues, d’alcool ou de médicaments. Je n’étais atteinte d’aucun trouble mental, relationnel ou affectif. Le fait de commencer dans un cadre sain, loin de tous ces facteurs malheureux qui poussent généralement à la prostitution, me rassurait.
Puisque je débutais avec force et non soumise par la contrainte, j’en conclus qu’il me serait plus facile d’y mettre un terme à l’instant où je le désirais.
Je sentais les risques de m’y perdre grandement diminués puisque l’on m’avait non seulement fait cadeau d’une vie harmonieuse et paisible, mais aussi de tous les ingrédients nécessaires à la poursuite de ma quête. Je me sentais doublement redevable envers la vie.
Je savais que je m’exposais peut-être à un certain danger, surtout dans le contexte actuel. Par contre, nombreux sont les métiers qui comportent des risques et ce n’était certainement pas plus dangereux que le métier de pompier, de policier ou encore celui de militaire. Quoi qu’il en soit, je ne pouvais laisser la peur me barrer la route, mais j’allais évidemment tout de même demeurer prudente.
Dès mes dix-huit ans atteints, j’intégrais pour la première fois l’industrie du sexe (les bars de danseuses pour être plus précise). Je crus qu’il serait plus facile de commencer par la danse que la prostitution. Toutefois, cela ne se fera pas sans peine et le stress fut si intense que je n’y retournerai pas avant mes dix-neuf ans. Étant une personne plutôt réservée et discrète, danser nue, seule sur une scène, à jeun et à la vue d’une centaine de personnes, n’était pas sans difficulté. Acquérir la capacité de solliciter les clients me prit un certain temps.
Cela dit, je m’étais engagé à lever ces inhibitions sexuelles opprimant ma réelle nature. Tant que je ne faisais de mal à personne, j’allais respecter cet engagement sans jamais altérer ma conscience d’aucune façon que ce soit. Vivre ma sexualité librement et me laisser aller à mes fantasmes s’avérait fondamental si je souhaitais connaître une expérience agréable. Je croyais d’ailleurs que c’était l’un des nombreux facteurs qui contribuaient à rendre ce métier aussi pénible et affligeant. Comme dans tout travail, sans le plaisir, survient souvent l’impression de subir. C’est précisément cette sensation que je désirais éviter.
Je devais garder une emprise sur le déroulement des choses. Je n’étais ni la catin ni la marionnette de personne. Quoiqu’il arrive, j’allais demeurer maître de la situation. Je n’étais pas piégé dans ce rôle de victime qu’impose généralement le statut de prostituée. J’avais parfaitement conscience qu’atteindre l’orgasme avec un client inconnu pour lequel je n’avais aucune attirance romantique ou physique ne cadrait pas avec les normes idéologiques communément admises. Je jouissais et je ne me sentais ni coupable ni honteuse de le faire. Plusieurs seront certainement outrés, voire dégoutés, par mes propos.
C’est d’ailleurs un sentiment légitime dans le contexte social actuel. J’y avais longuement réfléchi auparavant et ma conclusion restait toujours la même. Tant je ne faisais de mal à personne, j’allais continuer de jouir de la situation au même titre que mes clients.
J’avais donc finalement réussi à m’introduire et à fonctionner dans le milieu. Mais encore fallait-il écouter, sans cela, rien ne me servait de rester. J’ai donc tendu l’oreille, non seulement aux travailleuses du sexe, mais aux clients, aux proxénètes et à la société aussi.
À vous maintenant de juger ce que j’en ai retiré.